Dans Unternächte, Elena Helfrecht illustre les douze nuits auxquelles certaines coutumes allemandes accordent une importance particulière. Selon la croyance populaire, entre Noël et l’Épiphanie, les forces tumultueuses du milieu de l’hiver surgiraient et nécessiteraient de suivre des règles spécifiques afin d’assurer une bonne transition vers la nouvelle année. À travers cette série au long court, liant cette tradition à son histoire familiale et, plus précisément, à sa lignée féminine, la photographe bavaroise entend ériger d’autres rituels dont elle nous parle aujourd’hui.
Fisheye : Quand as-tu eu l’idée de concevoir Unternächte ? Quel est le sujet de cette série ?
Elena Helfrecht : L’idée a germé dans mon esprit bien avant que je n’entreprenne mes études de master en photographie. À la base, la série explore les mythes et légendes qui circulent dans ma région natale tout au long de l’hiver et qui me captivent depuis l’enfance. Le terme Unternächte est utilisé par ma grand-mère et mon arrière-grand-mère en Bavière pour désigner la période entourant la nuit la plus longue, entre le solstice d’hiver et l’Épiphanie, où l’ancien ne s’est pas encore totalement effacé, mais où le nouveau ne s’est pas totalement levé non plus. Cette période est considérée comme un vide, à la fois dangereux et cathartique, nécessitant des règles spécifiques pour assurer une transition sûre du chaos vers un nouvel ordre.
« Cette période est considérée comme un vide, à la fois dangereux et cathartique, nécessitant des règles spécifiques pour assurer une transition sûre du chaos vers un nouvel ordre. »
Les Unternächte sont-elles une tradition répandue dans la région ? De quoi parlent toutes ces légendes ?
Bien que les coutumes associées aux nuits les plus longues de l’année soient quelque peu tombées dans l’oubli, elles ont connu une résurgence récente, car de plus en plus de personnes les intègrent consciemment dans leur quotidien. La période entourant le solstice d’hiver, appelée Rauhnächte, ou Unternächte en Bavière, est placée sous le signe du renouveau et de la transition des énergies. Les mythes, traditions et légendes de cette période sont tous liés au cycle de la vie, favorisant l’acceptation de notre mortalité et nous incitant à traiter l’environnement naturel et les autres êtres humains avec respect et attention.
D’une certaine manière, ces coutumes sont apparues comme une tentative de contrôler l’incontrôlable et de donner un sens à ce qui reste au-delà de notre compréhension. L’un des aspects les plus significatifs de cette période est l’interdiction stricte de travailler pendant les deux semaines qui entourent le solstice. Son non-respect est censé entraîner de terribles conséquences au cours de la nouvelle année, comme une tragédie familiale, par exemple. Autrefois, les gens travaillaient sans relâche tout au long de l’année pour survivre aux mois d’hiver sombres et mornes. La période pendant laquelle les cultures ne poussaient pas offrait l’occasion de faire une pause et de refaire le plein d’énergie pour l’année à venir. Certaines personnes de ma région ont émis l’hypothèse que ces règles avaient été conçues par les femmes, qui travaillaient jour et nuit pour gérer les foyers, afin de s’accorder du repos et commencer l’année avec un esprit revigoré.
Quelles étaient précisément ces règles et autres pratiques ?
Pendant cette période, plusieurs coutumes étaient suivies pour prévoir l’avenir et assurer la sécurité de la famille. On croyait notamment que le fait d’étendre le linge à ce moment entraînerait la mort d’un membre de la famille dans l’année. On pensait aussi que les rêves vécus pendant l’Unternächte pouvaient prédire les événements à venir, mais il existait des directives spécifiques pour les interpréter. Ainsi, rêver de mariage laissait également présager un décès. Un rêve de mort, en revanche, symbolisait une nouvelle vie, qui se manifestait généralement par une naissance ou un mariage.
Les oracles sur l’amour étaient également très populaires, leur efficacité étant maximale la nuit du 21 décembre, la Thomasnächt. Comme le raconte le folkloriste local Franz Xaver von Schönwerth, à Velburg, il était de coutume de jeter des chaussures sur un poirier à minuit. Si elles restaient dans les branches, on croyait que l’on trouverait l’amour dans l’année à venir. Cependant, chaque tentative ratée signifiait une année d’attente supplémentaire, et le fait de réussir à les accrocher lors du premier lancer était considéré comme un mauvais présage, annonçant un décès au cours de la nouvelle année. Il existe de nombreuses autres coutumes et rituels, avec de légères variations en fonction de la région, mais les présages de mort reviennent fréquemment.
À une époque où les taux de mortalité étaient élevés, le fait d’attribuer la mort à des présages permettait sans doute de mettre de l’ordre dans le chaos. Simultanément, l’idée de pouvoir prédire la mort et de s’y préparer pouvait apporter un réconfort face à l’inconnu. Enfin, les rituels et les traditions étaient exclusivement pratiqués par les femmes, qui semblaient – y compris dans ma famille – y accorder plus d’importance. Cela pourrait certainement être attribué à leur rôle vital dans le foyer.
Cette série est-elle un moyen pour toi de maintenir la tradition ?
Pour faire court, oui. Je perpétue, par exemple, cette tradition en réduisant ma charge de travail – ou idéalement en m’abstenant de travailler – pendant ces jours, ce qui me permet de me ressourcer pour la nouvelle année. Comme ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grand-mère, je ne fais pas non plus la lessive pendant cette période. Je note mes rêves et réfléchis soigneusement à leur signification, je me débarrasse de mon ancien bagage émotionnel et je fais de la place pour d’autres expériences – une table rase, en quelque sorte. Avant le début du Rauhnächte, je m’efforce généralement de résoudre les problèmes en suspens, de rendre les objets empruntés et d’accomplir les tâches nécessaires.
Et bien sûr, la réflexion sur la mortalité et la contemplation du sens de la vie à travers la photographie constituent pour moi un autre aspect important du rituel. Chaque année, j’aborde ces sujets sous un nouvel angle. Comme ces nuits sont imprégnées d’une magie très particulière, j’ai observé qu’en m’ouvrant aux forces en jeu, des choses inattendues et très belles se produisaient. D’une certaine manière, poursuivre mon travail sur cette série chaque année est peut-être l’élément le plus essentiel pour maintenir la tradition en vie, même si c’est sous une forme évolutive.
La vie et la mort, le passé et l’avenir, les coutumes familiales ou locales et celles que tu inventes… Quel rôle joue la mémoire dans tes images ?
La mémoire occupe une place centrale dans mon travail, en particulier dans le contexte des Unternächte. Les récits qui sont à la base de ces images proviennent de souvenirs, d’expériences personnelles et de traditions de longue date des générations précédentes. La mémoire est loin d’être stagnante : elle reste vibrante et dynamique, en perpétuelle évolution, et acquiert des nuances différentes à mesure que chaque région et chaque génération y ajoutent leur propre touche.
Justement, quels sont tes nouveaux rituels, et quels sont les mythes ou les idées auxquels tu crois ?
À l’instar de ces contes qui changent et évoluent au fil de leur transmission, mes associations personnelles, mes rêves et mes interprétations ajoutent de nouvelles couches aux récits familiers qui constituent Unternächte. Travailler sur cette série chaque année est devenu un rituel important pour moi, et ce faisant, j’invente de nouveaux mythes imaginaires qui prennent vie à travers mes images. Plutôt que de chercher à transmettre une histoire exacte, mon intention est d’inspirer les personnes qui regardent à convoquer leurs propres récits et à s’appuyer sur les histoires du passé.
Bien que je sois fascinée par les superstitions et le surnaturel, je dois admettre que je me considère comme une éternelle sceptique et que j’ai du mal à croire en quoi que ce soit. La notion de néant après la mort est souvent pour moi une source de dépression intense. Néanmoins, je crois au principe général de la préservation de l’énergie, qui suggère que nous nous transformons en quelque chose d’autre après notre mort, et que tout ce qui se trouve dans l’univers est intimement lié.
« Dans le domaine des Unternächte, une période marquée par des contrastes extrêmes – lumière et obscurité, vie et mort –, ces éclaboussures colorées représentent l’émergence d’une nouvelle existence à partir des profondeurs de la nuit, résumant l’essence même de cette période. »
Dans cette tradition, connaître l’avenir semble aussi nécessaire qu’effrayant. Comment est-il appréhendé ?
Cette question est très intéressante. Personnellement, j’estime qu’il est vain d’essayer de prédire l’avenir : les présages ne peuvent être interprétés avec précision qu’a posteriori. Néanmoins, le fait de rassembler les indices rétrospectivement peut donner un sentiment de contrôle ou suggérer une plus grande interconnexion, ce qui peut être réconfortant. Pour être tout à fait honnête, je trouve le présent suffisamment intimidant, alors je préfère ne pas trop anticiper le futur. Et j’aime aussi penser que je peux exercer au moins une certaine influence sur lui. Malgré tout, je consigne chaque année mes rêves et j’attends avec impatience qu’ils se concrétisent au cours de l’année à venir.
La plupart de tes images sont en noir et blanc et quelques-unes sont colorées, avec des accents rouges. Ont-elles une signification particulière ?
Pour moi, démêler la signification spécifique de chaque élément de mes œuvres est un processus sans fin. Je considère la création artistique comme un voyage permanent d’exploration et de révélation. En éliminant la distraction de la couleur, on peut mettre en lumière l’interconnexion de toutes les choses de la manière la plus délicieuse qui soit. Lorsqu’il est réduit à des motifs et à des structures, le tissu sous-jacent de la réalité devient plus facilement perceptible à un niveau symbolique. Cependant, certaines images dans le contexte des Unternächte nécessitent l’inclusion de la couleur, car elle peut jouer un rôle crucial dans la mise en évidence d’une ambiance ou d’une signification spécifique. Dans le domaine des Unternächte, une période marquée par des contrastes extrêmes – lumière et obscurité, vie et mort –, ces éclaboussures colorées représentent l’émergence d’une nouvelle existence à partir des profondeurs de la nuit, résumant l’essence même de cette période.