« Il y a des endroits qui semblent exister dans un monde à part… » C’est en ces mots qu’Edward Lane présente Rachitele, le village roumain dans lequel il compose It starts with an end. Un espace en marge de la vie urbaine qu’il découvre grâce à Gabriel, un ami voyageur rencontré au détour de son périple en Europe de l’Est. À leur arrivée, une veillée en l’honneur d’une défunte devient le point de départ de la série. En couleur comme en noir et blanc, entre mises en scène et paysages verdoyants, le photographe franco-britannique fait le portrait sensible d’un territoire et de ses habitant·es, d’une vie simple rythmée par des valeurs ancrées – jusque dans la terre qui les porte.
Fisheye : Comment est né ton attrait pour la photographie ?
Edward Lane : Adolescent, j’avais un ami de la famille photographe qui, entre deux boulots, partait faire des travaux personnels au Mali. Il revenait avec plein de clichés noir et blanc, ça me fascinait : c’était l’aventure, des rencontres, des histoires, des lieux… En rentrant, il passait des jours entiers à trier, éditer ; je trouvais ça génial, de pouvoir revivre ces moments et redéfinir une histoire qui lui était propre par le choix des images.
J’ai commencé par être apprenti dans un laboratoire, où l’on ne faisait que du noir et blanc. J’ai eu la chance de voir passer de grands noms et travaux de la photo, des œuvres d’Henri Cartier-Bresson, Bernard Plossu, Jean Gaumy, Sebastião Salgado, Jacques-Henri Lartigue… Beaucoup de photographes de grandes agences et plein d’archives de fondations et musées divers. Je suis ensuite passé par la case « assistant » dans un studio parisien, puis avec des photographes de mode et de pub, jusqu’au jour où j’ai eu mes premier·es client·es qui m’ont permis de me lancer et réaliser des voyages.
Tu as réalisé It started with an end en Roumanie. Qu’est-ce qui t’as inspiré, dans ce territoire ?
La Roumanie était en fait une étape au cours d’un plus long périple à travers l’Europe de l’Est. J’ai eu la chance de rencontrer Gabriel, un autre voyageur, en Lituanie, quelques semaines plus tôt et il a tenu à me montrer son village natal. Un village loin des grandes villes, au fond d’une vallée entourée de forêts. Je crois que c’est ça qui m’a inspiré avant tout : l’authenticité et la simplicité de leur façon de vivre, l’hospitalité, d’avoir pu entrer dans leur intimité en toute confiance.
Tu dis de cet endroit « qu’on ne peut le connaître à moins d’en être originaire », ta rencontre avec Gabriel a-t-elle influencé ton arrivée à Rachitele, son village d’origine ?
Au départ, en effet, je me suis senti étranger, mais je pense que c’est comme pour toute arrivée dans un nouvel environnement, et avec le temps, on se sent de plus en plus intégré·e. Gabriel tenait vraiment à partager sa culture ; il m’a présenté au village comme un ami de confiance et je me suis senti le bienvenu. Sans lui, je n’aurais peut-être jamais mis les pieds à Rachitele. Il fait partie des rencontres de la vie qui deviennent instantanément des amitiés.
Ton projet s’articule autour de la mort d’une habitante du village. Comment ont réagi les habitant·es à ce travail ?
Iels ont eu différentes réactions. Il faut s’imaginer que ma première fois à Rachitele, Gabriel et moi sommes arrivés de nuit dans le village en plein hiver, directement chez la défunte où avait lieu une veillée dans le jardin, de la boue jusqu’aux chevilles ! À peine arrivé, Gabriel m’a emmené dans la maison pour voir le cercueil. Le lendemain, il m’a demandé si j’étais d’accord pour photographier les funérailles. Ça a été très rapide. Malgré ma pudeur et une sorte de tabou face à la mort et à l’intimité de ces inconnu·es, j’ai essayé de les capturer de la façon la plus juste possible. Si les habitant·es présent·es ne savaient pas qui j’étais ni ce que je faisais là, iels avaient compris que j’étais avec Gabriel et ont accepté ma présence.
As-tu poursuivi la série plus tard ? Leurs réactions ont-elles changé ?
Oui, quelques mois plus tard, je suis retourné à Rachitele dans le but de rapporter les images de l’enterrement aux personnes présentes ce jour-là. Les premières réactions étaient émouvantes : beaucoup de reconnaissance, d’étonnement lorsque je leur offrais des images – on a souvent voulu acheter des tirages. Gabriel m’accompagnait quasiment toujours pour me présenter et traduire nos discussions. Les gens se souvenaient de moi et me remerciaient d’avoir pris ces photos.
C’est au cours de ce deuxième séjour que les rapports ont changé. J’ai commencé à photographier les personnes à qui je rendais visite pour offrir les tirages des funérailles. Certaines à l’improviste, au gré des rencontres dans le village, d’autres sur « rendez-vous », souvent chez elles, mais aussi à l’extérieur. Je suis revenu plusieurs fois par an, toujours avec la démarche de ramener les tirages de la visite précédente. Les portraits ont suscité des réactions différentes de celles des images de l’enterrement : il était désormais question d’elleux, avec une certaine temporalité, un décalage entre le souvenir qu’iels pouvaient avoir au moment de la prise de vue et ce qu’iels voyaient sur les photos. Il se passait plusieurs mois, voire une année entière, entre le portrait et le moment où je le leur tendais. Pour certain·es, c’est l’étonnement ; sûrement ne se percevaient-iels pas ainsi. Pour d’autres, de bons souvenirs, des photos de famille sur lesquelles les enfants ont bien grandi. De la tristesse aussi : c’étaient parfois les dernières photos de famille prises toustes ensemble avant le décès d’un·e d’elleux. Il s’en passe des choses en cinq ans ; à chaque nouvelle visite, la démographie pouvait avoir changé. Il y avait beaucoup de rires, de pleurs et de bienveillance.
Comment as-tu représenté la notion de deuil ? Quelle place occupe la présence de la mort dans ce projet ?
Comme je n’ai jamais rencontré la défunte, je ne connaissais pas les rapports qu’elle entretenait avec les gens de Rachitele. En premier lieu, je n’ai donc fait que ce qui me semblait juste : photographier les funérailles et rapporter les images aux proches. C’est bien après que je me suis rendu compte de la corrélation entre les images de l’enterrement et le reste de la série.
Ce sont ces personnes qui, par la suite, m’ont inspiré à revenir : leur quotidien, leur vie solidaire, généreuse. La beauté des paysages aussi, le rapport à la terre et l’ambiance quelque peu mystique entre montagnes et forêts. Le deuil et la douleur n’ont pas eu tant de place dans ma démarche ; je dirais qu’au contraire, c’est la douceur de cette communauté qui m’a séduit. Une simplicité de la vie qui ramène au réel, à des valeurs et des besoins essentiels, loin des grandes villes, de l’agitation et d’une consommation excessive.
« À Rachitele, tout le monde se rend service, troque et se soutient dans les épreuves du quotidien. Il est important de continuer cela jusque dans l’au-delà. »
La manière de vivre la perte était-elle différente de celle que tu aurais déjà vécu ?
Je pense que partout dans le monde, la perte d’un être que l’on aime est une douleur immense et que le deuil est propre à chacun·e. Je n’ai pas été assez intime avec elleux pour prétendre savoir comment le deuil a été vécu et le comparer à ce que j’en sais. En revanche, les traditions du village et de la religion orthodoxe sont très différentes de ce que je connaissais. La cérémonie s’est déroulée dans le jardin de la défunte, où le prêtre orthodoxe du village s’est rendu pour la cérémonie. Les obsèques ont duré plusieurs heures. Tout le monde était réuni devant le cercueil, celui-ci abrité sous un parasol bleu Pepsi Cola. Une fois l’office terminé, les hommes ont porté le cercueil jusqu’à la tombe, suivi du cortège de villageois brandissant les blasons du village et des icônes religieuses. Le cercueil est ensuite déposé au fond du jardin dans une tombe, auparavant creusé à la main, en signe de respect pour les mort·es. Aucun engin n’est utilisé, tout se fait à la force des bras. Les liens à la terre sont très forts, d’autres personnes reposent à ses côtés et cela continuera sûrement de génération en génération. Pour clore les obsèques, il était important de rendre à la communauté. Une distribution de nourriture avait été organisée et chacun·e pouvait repartir avec un sac plastique plein de fruits, de pain et de boissons. À Rachitele, tout le monde se rend service, troque et se soutient dans les épreuves du quotidien. Il est important de continuer cela jusque dans l’au-delà.
Imagines-tu ce travail comme le début d’un projet autour d’une même thématique, que tu déclinerais dans d’autres villages ?
Je ne crois pas. Comme je disais, Rachitele était une étape au cours d’un voyage des pays baltes à la Roumanie. Une étape que je dois au hasard d’une rencontre – Gabriel – avec qui j’ai partagé tous ces moments. Tout ça, c’est grâce à lui. J’aime être étranger à un lieu, trouver une place, un rythme à adopter pour photographier, mais pour moi, ce projet s’arrête là. Il y a d’ailleurs eu un moment où je n’ai plus eu d’inspiration pour photographier. D’autres lieux auront leur propre histoire à mes yeux.
Tu te consacres donc à d’autres récits ?
Oui, je travaille actuellement sur un projet en Inde… Étonnamment, j’y aborde à nouveau une relation entre la vie et la mort.