Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les approches abordées sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouve le flou. Lumière aujourd’hui sur Aleksandr Babarikin, Étienne Francey, Chiron Duong et Sergey Neamoscou, quatre artistes qui ont fait de cette imprécision leur esthétique de prédilection.
Alors que les appareils photos sont de plus en plus perfectionnés, composer avec le flou peut sembler étonnant. Pourtant, ces dernières années ont vu émerger de nombreuses séries et ouvrages portés par cette approche aux esthétiques multiples. Par essence, le terme renvoie à une indétermination que tout un chacun est libre de caractériser à sa manière. Appliqué au 8e art, il s’agit d’un travail de recherche plastique qui, s’il joue parfois avec le hasard, témoigne d’une maîtrise du médium. Aleksandr Babarikin, Étienne Francey, Chiron Duong et Sergey Neamoscou, quatre photographes dont nous vous avons déjà parlé sur les pages de Fisheye, se sont illustrés dans ce genre. Ayant les métropoles, la nature, la mode ou encore la banalité des jours pour muses, tous nous livrent leurs visions de l’imprécision et de ses mouvements.
Impression picturale et éloge de la lenteur
« Bien que je n’aie pas obtenu le résultat que je souhaitais, il n’était pas mauvais et j’étais plutôt optimiste à l’idée d’essayer encore et encore », nous confiait récemment Aleksandr Babarikin au sujet d’un de ses portraits. Maîtrisant déjà l’art de l’image floue, il cherchait alors à donner une autre dimension à sa pratique. « Il y a plusieurs années, très influencé par les séries Danseuses de Degas et Femme à l’ombrelle de Claude Monet, j’ai décidé d’explorer la photographie picturale et d’y intégrer [l’impressionnisme français] », expliquait-il. Après maints essais, l’auteur a atteint son objectif. Semblables à des toiles, ses tirages brouillent les frontières entre les arts. Ils captent notre attention et nous invitent à la contemplation pour mieux déterminer ce à quoi nous faisons face.
Étienne Francey partage cette inclination pour la porosité entre les disciplines artistiques. « Adolescent, je faisais beaucoup d’aquarelles en parallèle de la photo. Un jour, je me rappelle avoir fait un choix entre les deux médiums : j’ai gardé la photo et rangé les pinceaux. Je m’étais promis de m’amuser autant qu’avec l’aquarelle, qui me donnait une liberté du geste, des couleurs, des formes », nous précisait-il. Dans ce sillage, à la manière d’un peintre, il dépeint désormais la nature en en sublimant les détails. À l’image, dans un flou vaporeux, le réel se distille dans l’évocation de parfums et de nuances. Les contours des fleurs s’étirent jusqu’à créer de nouveaux motifs faisant l’éloge de la lenteur et du végétal. Là encore, à l’instar de la technique qu’il a fallu développer, celui ou celle qui regarde doit prendre le temps d’apprécier ces tableaux pour les éprouver.
Une réaction au flux d’images permanent
En privilégiant les impressions aux formes nettes, les artistes misent sur la projection de leur public. « Bien que les tirages traduisent ma vision des choses, je ne pense pas qu’il ne s’agisse que de moi, quand je crée une image. Je m’efforce de partager les émotions que les autres peuvent ressentir. […] C’est également l’une des raisons qui justifie mon utilisation de l’abstraction », déclarait justement Aleksandr Babarikin. Au-delà de sa dimension esthétique, le flou participe à renouveler des imageries codifiées comme celle de la mode. Chiron Duong compose ainsi ses clichés autour des sensations brutes. En convoquant les sentiments plutôt que des repères spécifiques, ancrés dans une temporalité, il propose une autre vision de l’industrie dans laquelle il officie, qui va de pair avec les nouvelles logiques de consommation, sollicitées par le public et mises en avant par les marques.
Variation sur le même thème, Sergey Neamoscou se plaît à transcrire ses « émotions colorées » à l’aide de tirages surexposées à la surface grenue. L’environnement quotidien se redécouvre dans un pêle-mêle de nuances qui bavent, qui laissent la trace de leur mouvement. Une silhouette noire, à l’air spectral, se devine sur une plage. Le large sourire d’une femme en terrasse se démultiplie. Un cycliste fend le paysage jusqu’à l’inconnu. « On peut prouver par la photo que la vie est belle, qu’elle vaut la peine d’être vécue, qu’elle est magnifique en fait. On peut combattre la dépression avec la couleur ! », assurait l’artiste. À travers son prisme, l’existence fait fi de la banalité pour prendre une allure poétique qui éveille les imaginaires. En creux, le flou s’impose comme une réaction au flux d’images permanent qui règne depuis l’avènement d’Internet. Leur surabondance les rendant illisibles, les valeurs semblent s’inverser et l’imperfection devient alors d’autant plus attrayante.