Composé d’une quarantaine de portraits pris dans des chambres durant un road trip, Motel 42 d’Eloïse Labarbe-Lafon s’impose comme un voyage onirique dans des décors emblématiques d’une Amérique colorée par ses propres souvenirs.
« Mon compagnon [musicien] allait partir en tournée, et si j’avais prévu d’y aller avec lui, je n’avais pas envie de simplement le suivre. Je me suis promis que je l’accompagnerais seulement si je réalisais un projet qui allait m’occuper durant toute cette période », se souvient Eloïse Labarbe-Lafon. Cinquante jours, environ, qui donnent naissance à Motel 42. Traversant une vingtaine d’États, sillonnant un territoire américain qu’elle ne connaît pas encore, et qui lui semble pourtant étrangement familier, la photographe française imagine un rituel quotidien : prendre, chaque jour, une photo de la chambre dans laquelle iels ont passé la nuit, et, pour ce faire, ne jamais dormir deux soirs au même endroit. « C’était cette règle qui m’attirait le plus. Lui était d’accord pour fonctionner de cette manière. C’est devenu, en quelques sortes, notre voyage à deux », poursuit-elle. Deux lignes directrices, l’une photographique, l’autre musicale qui enclenchent la créativité. Et, malgré la fatigue, malgré les contraintes qu’imposent ces exigences, l’artiste se tient à son idée originelle. « Je produis énormément, tout le temps, alors me fixer une règle, c’est quelque chose qui a très bien fonctionné. J’ai vraiment envie de recommencer », s’enthousiasme-t-elle.
Faire émerger les nuances du voyage
Chaque jour, Eloïse Labarbe-Lafon installe, essaie de composer un « tableau » avec ce qui l’entoure, « sans tricher ». Elle empile des livres pour rehausser son boîtier, prends quelques éléments qui l’intéressent, imagine le cadre et appuie sur le déclencheur. Ce n’est qu’à son retour qu’elle découvrira les images – d’abord monochromes – du journal visuel qu’elle a complété. « Beaucoup de personnes y voient du Hopper, et je pense que c’est vraiment la référence en termes de peinture américaine, de représentation de la solitude. Mais moi, je voulais surtout mettre en valeur les textures, les corps. C’était un processus très instinctif », explique-t-elle.
En fonction de la luminosité, la photographe privilégie le flash, ou s’accommode de la pénombre, joue avec les contrastes pour dérouler les narrations, créer des atmosphères à la fois volatiles et millénaires. De cette collection d’instants figés en noir et blanc, elle fait ensuite émerger des nuances à l’aide d’une peinture à l’huile qu’elle applique en couches très fines au pinceau, au coton ou aux doigts, comme pour laisser l’aura de l’image infuser dans les couleurs apportées. « Au fur et à mesure que je les appliquais, je réalisais que je ne me rappelais plus les tons de base. Maintenant, mes souvenirs sont aux couleurs de mes images, c’est assez beau ! », s’amuse-t-elle. Des roses et bleus pastel qu’elle oppose à des rouges intenses et des jaunes vifs, comme pour illuminer les contrastes qui ponctuent son voyage.
La douceur insoupçonnée des motels miteux
Avec Motel 42 – en référence aux 42 chambres occupées au cours du séjour – l’artiste imagine en quelque sorte sa propre chaîne d’hôtels de bords de route partagée entre deux ambiances, deux auras. À la rouille d’une vision ancestrale d’un road trip ponctué de « chambres assez pourries, assez dangereuses, assez sales », où la nostalgie et l’isolement sont de mise, s’oppose l’onirisme d’une vision plus douce. Celle qu’elle défait et altère, laissant la subtile harmonie des couleurs diffuser sa douceur. Car au détour des pages, l’autrice ne cesse de prouver qu’elle sait allier avec brio ces deux univers opposés. Celui des phares de voiture qui fendent la nuit, des motels miteux, des chambres lynchéennes et des lumières crues de leurs salles de bain, et celui, plus paisible, du familier : la tendresse de deux corps qui s’enlacent, la moue d’une jeune femme qui s’ennuie, ses yeux qui épient l’extérieur, depuis la sûreté de « son » lit. Un territoire de l’intime, en somme, dans un espace qui appartient à toustes – et à personne. Le velours des rideaux, les matelas qui grincent, les bureaux sans âge deviennent le foyer des héroïnes qu’elle joue et qui passent avec aisance d’une pièce à l’autre, curieusement vivantes dans ce décor morne. Corps libres, joueurs, dans ces espaces figés qu’ils se plaisent à dérider. « Si ce travail traite aussi de l’autoportrait, je ne me vois pourtant pas sur ces photos, précise d’ailleurs l’autrice. J’ai eu l’impression de peindre plein de femmes différentes, de jouer plusieurs rôles. C’est personnel et vrai tout en gardant une certaine distance avec le cadre. »
Une dichotomie développée dans les dernières pages de l’ouvrage, reprenant des extraits du journal de bord rédigé par la photographe durant la réalisation de la série. Un texte brut, révélant parfois la dureté du quotidien dans un lieu inconnu, la violence qui nous confronte. Et puis l’autour : ce qui encercle les corps et les ancre dans l’espace. Ce qui s’imprime dans nos mémoires. Car si Motel 42 peut se lire comme un rêve hors de toute frontière, les incursions écrites, elles, refusent de laisser partir le réel. Un clin d’œil, peut-être, au projet à paraître d’Eloïse Labarbe-Lafon : « Je n’avais pas envie de trop montrer les États-Unis dans ce projet (Motel 42, ndlr). Je travaille en parallèle sur un autre livre, qui se focalisera davantage sur le trajet parcouru. Comme un périple en accéléré dans un espace aux couleurs complètement surnaturelles. Il nous donnerait l’impression d’avoir voyagé sans pour autant avoir vraiment compris où on est allé·es », complète-t-elle.
92 pages
42 €