La délicate broderie qui s’esquisse sur les polaroids de Tatiana Lopez narre l’histoire de minorités. Les récits de femmes et de populations indigènes se recomposent à travers une approche artistique où la photographie devient le support d’une association singulière entre l’artiste et ce qu’elle documente.
Tatiana Lopez pique et repique à travers le papier photo instantané. Le fils rouge dessine les histoires qu’elle raconte. Lorsque l’aiguille traverse, « c’est pour raviver la mémoire, reconstruire de nouvelles histoires à travers les émotions et les sens, c’est une façon de représenter visuellement l’invisible, comme les sentiments, les souvenirs, les rêves, les éléments de la vie qui ne sont pas tangibles », confit-elle. La broderie sur photographie s’est imposée à l’artiste équatorienne, dont le médium est au cœur des lieux et des personnes qu’elle documente. Son travail de tissage s’apparente à celui de l’anthropologue. L’expérience devient son terrain de recherche, l’appareil photo, son outil de rencontre et le fil, son moyen de dialoguer. Sa narration visuelle transporte autant dans la jungle amazonienne que dans la chambre à coucher. Ces lieux de l’intime où chacun·e essaye de survivre face à la grandeur du monde patriarcal et au reliquat colonial qui englobe tout sur son passage. Au cœur de la photographie de Tatiana Lopez dansent les femmes, et résistent les populations Indigènes et la nature face à l’extractivisme (l’accumulation des richesses par l’exploitation des ressources naturelles, ndlr). Une étroite collaboration se noue entre l’artiste et ses sujets. « Je pense qu’à travers la photographie et la broderie, je peux communiquer et me connecter aux autres plus profondément. Ensemble, nous tissons de nouvelles perspectives et de nouveaux contextes », affirme-t-elle.
Se sentir chez soi
La broderie appelle Tatiana Lopez. Sur un polaroid pris de sa grand-mère avant qu’elle ne décède, ligature après ligature, sans le savoir, elle renoue avec un passé et un lieu. « Je ne savais pas pourquoi j’étais tellement attirée par la broderie sur photographie. Tout a pris son sens lorsque mon père m’a avoué que ma grand-mère brodait sur des hamacs pour les vendre quand il était enfant », raconte-t-elle. Avant sa naissance, le père de l’autrice migre aux États-Unis. Au lendemain de ses 18 ans, elle part avec sa mère le rejoindre. La notion de « maison » est floue. À quelle terre appartient-elle ? L’aiguille lui permet de naviguer entre son identité propre et son parcours d’immigré qui cherche à se sentir « chez elle ». De la même manière, elle lui a permis de se reconnecter avec elle-même lorsque son mariage a pris fin il y a quelques années. Alors qu’elle cherche à comprendre en quoi le corps sert d’archive de nos expériences, en quoi les relations sont impermanentes, elle entame un projet particulièrement personnel, Mending the Memory of Us. « Je brodais sur des auto-portraits pris au Polaroid une carte des émotions qui se manifestent dans le corps lors d’une rupture amoureuse. » Une façon pour l’artiste de créer son chemin vers l’amour de soi, en passant par chaque phase d’un deuil : la tristesse, la colère, l’acceptation et la reconstruction. « Ce procédé artistique m’a permis de me réancrer dans mon travail et de me reconnecter avec ce que je voulais créer », confie-t-elle.
Femmes Sapara, à corps et à terre
Un travail de recherche ethnographique et artistique sur la nation Sapara conduit Tatiana Lopez au cœur de la Province de Pastaza, dans l’Amazonie Équatorienne. À l’intersection entre le droit des femmes, la nature et l’expérience coloniale, In Between the Forest Echos the Song of the Burning Anaconda explore, de manière pluridisciplinaire, les pratiques animistes de la population indigène Sapara et en particulier les relations symboliques entre les femmes Sapara, leur terre et les rêves. Une collaboration méticuleuse naît alors entre la photographe et les femmes Sapara. Dans une volonté de reconquérir son corps et sa terre, dépossédés face à l’oppression et la domination coloniale, chaque femme a brodé son portrait délicatement pris par la photographe avec son Polaroid. « La photographie est une façon puissante de représenter des sujets passés ou présents. En brodant, on montre que le lieu ne se dissocie pas du corps. Le corps détient la connaissance, les sensations et les expériences. La forêt, elle aussi, est un lieu vivant qui produit de la connaissance. Nous devons la respecter et la protéger », explique-t-elle. Les points de fils rouges ou verts ne sont pas des simples embellissements. Ils symbolisent une parole retrouvée, longtemps entravée par l’oppresseur. Une nouvelle histoire se dessine à partir de fragment de mémoire individuelle et collective, et reflète les expériences et les rêves d’autotomie de ces femmes. Tatiana Lopez termine, soulignant la beauté du processus : « Il nous permet de nous se réapproprier les histoires qui ont été tues, ou oubliées, de donner une nouvelle signification à nos identités. » Telle une profusion de libération.