Dans « Female Gaze », le premier chapitre de sa série Cosmologies, la photographe Luma Koklova pose un regard neuf, décolonisé et libéré des logiques de domination sur la nature. Elle compose une balade poétique et redessine le lien invisible entre l’environnement et les humain·es selon sa propre vision écoféministe.
Luma Koklova conçoit ce qu’elle appelle des « images-portails vers de nouvelles dimensions de compréhension », dans lesquels nous plongeons, tête la première. Dans l’eau monochrome d’une rivière, dans le ciel parsemé d’étoiles, dans une végétation luxuriante mauve et sang. Sur les images de la photographe, la nature est ubiquiste, mais tantôt une silhouette presque nue s’impose, avec délicatesse. « Mon travail repose sur une approche expérimentale où la photographie devient un moyen de saisir ce qui échappe à l’œil nu et de révéler les dynamiques invisibles qui traversent l’espace et le temps, tout en interrogeant la relation de l’humain·e à son environnement », détaille-t-elle. S’appuyant sur la notion de cosmologies qui, selon le Dictionnaire de l’anthropologie, constitue les grandes lois qui régissent l’univers – sa composition, les connexions entre les éléments qui le forment, mais aussi la place des êtres humains –, l’artiste propose une relecture, un affranchissement de la conception du monde qui prédomine. « Les cosmologies sont un lieu où penser le monde. Chaque société développe sa propre vision du cosmos, et celle qui prévaut dans notre monde moderne est bâtie sur l’idée d’une hiérarchie entre les êtres et d’une objectivation du vivant. Elle nous mène actuellement droit au désastre », soutient Luma Koklova. Pour sa série, du même nom que ces lois physiques, dont le premier chapitre s’intitule « Female Gaze », elle s’empare de son regard de femme et propose une perspective du vivant qui n’est pas dictée par les rangs et les dualismes qui caractérisent notre époque contemporaine. « Ces derniers s’effacent devant la multitude d’interrelations et d’interconnexions qui nous lient », ajoute-t-elle.
Rêves lucides et écoféminisme
La photographie devient alors pour Luma Koklova un liant entre l’intime et l’univers. Les couleurs à la limite du visible, faisant écho à l’ultraviolet et à l’infrarouge, se dévoilent sur des images presque magiques. En parallèle, des monochromes et des négatifs « viennent symboliser ce moment où l’on passe de l’autre côté, au-delà », cet au-delà écoféministe vers lequel tend la série Cosmologies (l’écoféminisme est un courant de pensée philosophique qui associe les causes de l’oppression des femmes par les hommes et les causes de la surexploitation de la nature par les humain·es, ndlr). L’autrice cite la pensée de Silvia Federici qui, dans son ouvrage Caliban et la Sorcière : Femmes, corps et accumulation primitive (2016), raccorde l’arrivée du capitalisme avec la chasse aux sorcières – la discipline du corps des femmes – et le désenchantement des êtres et des écosystèmes – de fait, l’exploitation à outrance des ressources naturelles. Selon le rapport Becoming #GenerationRestoration : Ecosystem Restoration for People, Nature and Climate publié par les Nations unies, aujourd’hui, nous utilisons l’équivalent de 1,6 planète Terre pour conserver notre mode de vie actuelle. « L’exclusion des femmes – entre autres – dans l’écriture de notre cosmologie a engendré l’avènement d’un monde déconnecté du vivant, où génocides, écocides, féminicides s’inscrivent dans une logique destructrice et dominatrice. En mettant en lumière la violence systémique qui nous détache de la nature, l’œuvre de Silvia Federici m’incite à écouter les voix effacées et à réétudier les forces qui gouvernent nos sociétés. Comme tant d’autres, elle m’inspire à réécrire le réel en y réintégrant les subjectivités perdues », avoue Luma Koklova.
Ces « subjectivités perdues » apparaissent à la photographe lors d’états altérés de la conscience. Dans des rêves lucides ou aux cours de transes possibles grâce à des rites ancestraux, elle expérimente des univers alternatifs, des cosmologies autres, « empreinte des regards – parfois littéralement des yeux », raconte-t-elle. Ce moment lui permet d’entrevoir un différent chemin pour l’avenir, une route tournée vers l’écologie, « où nature et humanité sont synonymes et imbriquées au sein d’une même destinée », ajoute l’artiste. Puis à travers des images envoutantes, elle réenchante la planète, elle rend visible ces sociétés utopiques, décolonisées et déconstruites qu’elle aperçoit dans ses songes, ces façons de penser le monde laissées aux oubliettes par le capitalisme. Elle propose ainsi de vivre en harmonie avec la nature en refusant toute forme d’exploitation, qu’elle soit envers les humain·es ou envers l’environnement.