« Chère et tendre IA »… conversation entre l’artiste et la machine

« Chère et tendre IA »… conversation entre l’artiste et la machine
© Rineke Djikstra
© Ann Mandelbaum

Imaginé dans le cadre d’une résidence à la Maison européenne de la photographie (MEP), Photo Against the Machine est un ouvrage résolument moderne. Son autrice, Ann Massal, dialogue avec une intelligence artificielle autour d’œuvres de la collection du musée, déconstruisant ainsi les codes de l’interprétation traditionnelle de l’art.

Jeudi 26 septembre 2024. Dans l’auditorium de la Maison européenne de la photographie, Ann Massal est entourée d’Esther Ferrer, artiste plasticienne, et de David Desrimais, éditeur chez JBE Books. Face au public, le trio revient sur la genèse du livre Photo Against the Machine, objet hybride avant-gardiste basé sur les archives du musée. « L’histoire a débuté il y a environ dix-huit mois, se souvient l’éditeur. Ann nous avait envoyé un projet de conversation avec l’intelligence artificielle, pensé comme une contre-histoire de la photographie. Chez JBE Books, on s’interroge beaucoup sur les enjeux contemporains les plus brûlants, on veut faire surgir du sens. »


C’est en résidence à la MEP, en janvier et février derniers, qu’Ann Massal démarre ses longues interactions avec ChatGPT 4. Le sujet de leurs discussions ? Vingt-cinq noms référencés au sein de l’imposante collection du lieu culturel, à laquelle elle a libre accès – un choix établi avec l’aide de Pascal Hoël, responsable des collections. « J’ai souhaité conserver une diversité de points de vue en termes de géographie, d’écritures, de genres. J’y ai inclus des photographes qui me touchent personnellement, ainsi que de formidables découvertes », précise Ann Massal. Parmi elles·eux, Nobuyoshi Araki, Coco Capitán, Viviane Sassen, Boris Mikhaïlov, William Klein, Ann Mandelbaum, Irving Penn ou encore Miyako Ishiuchi, et tout autant d’œuvres emblématiques qui font voir chaque dialogue sous un prisme totalement inédit. Un travail sinueux, fait d’impasses, d’expérimentations et d’apprentissages. « Pour chaque question publiée dans le livre, il y en a 100 derrière. Il faut savoir que la machine a réponse à tout et qu’elle trouve toujours des corrélations avec n’importe quoi. Parfois, des erreurs se glissent et on ne les remarque pas. À d’autres moments, on les laisse sciemment », explique l’autrice qui, forte de ses expériences, parvient au fil du temps à créer « des pentes savonneuses » pour l’IA, l’amenant ainsi à déplacer des notions, à répondre réellement à ses interrogations. « Aujourd’hui, c’est beaucoup moins drôle, parce qu’elle possède plus de verrous et de censure. Si je sais désormais les contourner, ça devient toutefois de plus en plus ardu », remarque-t-elle.

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William Klein, Jean-Paul Goude’s Bicentennial French Revolution Fashion Show, 1989 MEP Collection, Paris. Purchased in 2002. © William Klein Estate

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© Franco Fontana

Une métacritique ludique

« Les questions magnifiquement séquencées de Massal nous font pénétrer, traverser et contourner les idées reçues sur certain·es des plus grand·es photographes des dernières décennies : jamais pour se moquer ou rabaisser, mais toujours pour pousser plus loin les modes normatifs de pensée et d’écriture de la photographie », écrit Simon Baker, directeur de la MEP, dans la préface du livre. Au fil des pages, Photo Against the Machine convainc par son inventivité. Résolue à tester les limites de la technologie, la chercheuse déconstruit à la fois la forme et le fond de la critique d’art. D’un texte en croissant de lune dédié à Sarah Moon à des recettes de cocktails inspirées par Franco Fontana, d’une biographie de Dolorès Marat écrite à la manière d’un conte à Laurel & Hardy admirant Sabine Weiss, en passant par une psychanalyse imaginaire d’Esther Ferrer par Sigmund Freud, Ann Massal met l’IA à l’épreuve. Cherchant l’inattendu, la surprise qui suscite l’intérêt, elle teste ses capacités à imiter, et – même – à créer. Des défis qui soulignent ses biais tenaces : Rineke Dijkstra est confondue avec un informaticien néerlandais du même nom (Edsger W. Dijkstra), nous renvoyant ainsi au milieu des développeur·euses de l’IA, « geeks dans la Silicon Valley », rapelle l’autrice. Un portrait réalisé par Pieter Hugo révèle l’américanisation des connaissances de ChatGPT et le sexe d’Esther Ferrer est perçu comme « un buisson ardent ». Face à la notion d’obscénité, abordée au travers de l’œuvre d’Araki, la technologie énumère même, comme un procédé artistique disruptif, « ce qu’une IA ne devrait pas faire », à savoir violer des données privées, développer une pensée autonome, faire preuve de discrimination, ou manipuler sa·son interlocuteur·ice.


Et dans ces interstices, Ann Massal se glisse. Se laissant guider par ces incohérences, exploitant les failles d’un système devenu miroir des injustices ancrées dans notre société, elle élabore une métacritique déguisée sous l’aspect ludique de son propos. Ainsi, entre le tutoriel pour méditation inspiré de Sugimoto et l’échange fictif entre William Klein et Polly Maggoo, elle questionne, débat, rappelle l’IA à l’ordre en s’appuyant sur sa propre culture photographique. L’impact esthétique et idéologique d’un corps nu de femme âgée, shooté par Donigan Cumming, est alors comparé aux autoportraits insolites de John Coplans, jugés, eux, plus amusants que choquants. Dans un élan féministe, elle envisage, enfin, une mise à jour des fantasmes glaçants déclinés dans 24 heures de la vie d’une femme ordinaire de Michel Journiac (1974). Updatés par l’IA, les images érotiques sordide de « la putain », du « viol » ou de « la lesbienne » s’effacent, laissant place à la « #Girlboss », « l’icône woke » et « la sorcière ». Une prise de position rassurante : dirigé par la bonne personne, l’algorithme met à profit son immense bibliothèque de connaissances pour insuffler une contemporanéité à des schémas de pensée archaïques.

© Hiroshi Sugimoto

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JBE Books
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