La nouvelle est tombée jeudi soir, le photographe franco-américain Elliott Erwitt, âgé de 95 ans, s’est éteint mercredi 29 novembre, à son domicile à Manhattan. Artiste sensible, fasciné, capable de capturer le monde avec un regard tendre et amusé, il laisse derrière lui une œuvre riche, ponctuée de scènes emblématiques. Autant d’images qui ont marqué l’imaginaire d’auteurices contemporain·es. Pour lui rendre hommage, Fisheye revient sur les grandes thématiques qui ont balisé son travail, et sur celles et ceux qui porteront sa mémoire.
« C’est avec une grande tristesse que nous annonçons la mort du célèbre photographe de l’agence Magnum, Elliott Erwitt. Il s’est éteint paisiblement chez lui, entouré de sa famille », a annoncé, jeudi 30 novembre, Magnum Photos sur X. Reconnu pour ses portraits insolites de chiens, sa manière de capturer le comique de l’ordinaire, le charme des voyages, comme pour ses représentations iconiques de Marilyn Monroe, l’auteur a laissé une trace indélébile sur l’univers du 8e art. Une empreinte caractérisée par son aptitude à passer d’une émotion à l’autre, à trouver la justesse dans l’exécution, la légèreté comme la grâce dans la morosité. « Tour à tour photojournaliste, réalisateur, publicitaire, philosophe, contemplateur, voyageur, poète, Erwitt est aussi rêveur que pragmatique », écrit l’historienne de la photographie Pauline Vermare, dans l‘album 74 dédié à l’artiste de la collection 100 ans pour la liberté de la presse de Reporters sans Frontières. Une dichotomie qui inspire naturellement les auteurices présent·es sur nos pages.
L’effervescence de l’urbain
France, URSS, Hongrie, Brésil, Amérique… De ses voyages, Elliott Herwitt a rapporté des scènes marquantes, des dépaysements visuels intemporels, qui disent son goût pour l’observation, son amour de l’humain. Et c’est aux États-Unis, dans l’effervescence de l’urbain et sur les longues routes qui sillonnent le pays que son œil brille davantage encore. Un goût pour l’exploration partagé par Marine Etoubleau et Thibault Pailloux. Dans Westside Drive, le duo dirige son boîtier vers « les choses qui ne sont pas les plus sexy de prime abord, celles qui, dans un tout, vont s’épanouir ». À la manière d’Elliott Erwitt, les personnages atypiques et les scènes incongrues viennent ainsi peupler leur road trip coloré.
C’est dans les métropoles, et notamment à New York, que Sarah van Rij et David van der Leeuw trouvent, elleux aussi, l’inspiration. Fasciné·es par le tumulte continuel, et la solitude qu’il engendre parfois – paradoxalement – iels dressent un portrait nuancé de la ville, jouant, tout comme le photographe de Magnum avec les échelles et les hauteurs pour souligner un détail, un ressenti, un moment de grâce. « Que se passe-t-il lorsque la réalité rompt les visions romantiques ? (…) De nouveaux fantasmes peuvent-ils se former sous l’influence de ce qui a déjà existé ou sommes-nous uniquement liés à un cycle de modèles familiers ? », s’interrogent-iels, dans une résonance – consciente ou non – à Erwitt.
Apprivoiser l’animal
Et dans ces métropoles qu’il appréciait tant, l’artiste donnait à son animal favori une place de choix. Comme un leitmotiv amusant, les chiens rythment ses déambulations, deviennent les protagonistes de son œuvre. Véritables modèles, ils semblent poser, révéler leur personnalité face à l’objectif que le photographe s’amusait à positionner à hauteur de leurs yeux, transformant presque les regardeur·ses en égal, face à ses sujets. Si William Wegman – qui signait, en 2018, l’affiche des Rencontres d’Arles – place lui aussi les canidés au centre de son œuvre, cette fascination marque l’imaginaire de nombreux·ses artistes émergent·es. Dans Best in show, Dolly Faibyshev s’immisce dans les concours canins pour réaliser des portraits loufoques des compétiteurs… et de leurs propriétaires. À coups de flashs, elle saisit les caresses affectueuses, les instants aussi doux que délirants et le kitsch propre à ses événements avec un regard amusé qui évoque celui d’Elliott Erwitt.
Si les chats ponctuent les pages du calendrier réalisé en 2017 par Daniel Gebhart de Koekkoek, l’amour de l’auteur autrichien pour les félins, comme sa capacité à apprivoiser l’animal « pour gagner leur confiance, qu’ils se sentent libres et se comportent naturellement » fait écho, de manière ingénieuse à l’obsession canine du défunt photographe. Une réminiscence d’autant plus amusante que les clichés qui composent Jump – figeant des chats en plein vol – rappellent l’empathie caractéristique d’Erwitt, tout comme sa capacité à réaliser « des images drôles qui ne se moquent pas », comme le souligne l’autrice Dorothée de Monfreid dans 100 ans pour la liberté de la presse. Un travail à l’argentique dont le grain intemporel complète à merveille les tirages monochromes des chiens de Manhattan.
Allier drôlerie et simplicité
Un regard direct au milieu d’une foule, un échange muet entre une passante et un mannequin en vitrine, un dalmatien devenu chauffeur… Des rues de la Grosse Pomme, Elliott Erwitt aimait rapporter des fragments incongrus, des jeux de hasard qui donnait à la vie une aura ludique. Sans jamais imposer de jugement, le photographe brillait par sa capacité à allier drôlerie et simplicité. Un don partagé par Jonathan Higbee. Passionné par la street photography, l’auteur américain fait de l’insolite son terrain de jeu favori. Dans les rues de New York, il saisit les trompe-l’œil de l’ordinaire, les incohérences visuelles que l’on ne remarque pas avec une adresse étonnante.
Cette aisance naturelle pour figer les interactions de ses sujets à leur environnement, tout comme leurs échanges sont d’autant plus parlants dans les représentations de la nudité d’Erwitt. Loin de toute sexualisation outrancière, ce dernier révélait une tranquillité marquante, une désinvolture saisissante. Comme si celles et ceux qu’il photographiait oubliaient, tout simplement, l’appareil. « Que font ces gens immortalisés par le photographe ? Ils vivent. Et attendez, c’est encore plus beau, ils se laissent vivre », écrit, dans l’album de 100 ans pour la liberté de la presse, la journaliste Sophie Fontanel. Une étude de l’humain fascinante qui a sans nul doute nourri la série Naked Britain d’Amelia Allen. Tout comme le photographe de Magnum, l’autrice britannique encapsule une réalité sans artifice, une manière d’exister libérée, assumée – au cœur d’une communauté de naturistes. Dans un monochrome rappelant celui d’Erwitt, les postures des modèles, tout comme leurs interactions, leurs rires, leur concentration, sont capturées avec justesse.
Une justesse qui émane de l’œuvre entière d’Elliott Erwitt. Un fil rouge, perceptible malgré la variété des sujets explorés, qui témoigne de l’incroyable compassion de l’auteur. Car ce dernier savait lire, détecter l’invisible, pour toujours atteindre l’équilibre juste. Et si l’humour jalonne son œuvre, certaines excursions dans la gravité révèlent sa capacité à voir derrière les façades, à extraire l’émotion pure, parfois dure, toujours inoubliable. Un talent illustré dans son portrait emblématique de Jackie Kennedy aux funérailles de son mari. Véritable tableau criant la douleur dans un silence respectueux, le cliché perce le voile qu’elle porte, et nous plonge – malgré la distance à laquelle se tenait le photographe – dans une émotion vive, poignante. Un coup de maître qui hantera sans aucun doute la pratique des photojournalistes d’aujourd’hui et de demain.