Avec Blyertspenna Eva Vei dépose un tendre regard sur sa cousine autiste non verbale. En se faufilant avec bienveillance dans son environnement, et dans ses gestes quotidiens ou éphémères, elle cherche à trouver un langage commun dépourvu de mots, seulement à travers l’image.
Pour Eva Vei, artiste visuelle, étudiante en dernière année de master de photographie et fine arts à Gothenburg en Suède, le médium a toujours été plus ou moins présent dans le décor familial et amical, perçu comme un moyen de se connecter aux autres, d’archiver les instants et le monde en changement. C’est dans cette démarche analogue qu’elle a souhaité entamer la série Blyertspenna. « Mon titre signifie « crayon » en suédois et c’est un projet sur lequel je travaille depuis deux ans. Il s’agit d’une étude sur la construction de l’intimité avec ma cousine Kristina, qui est autiste et non verbale. Kristina vit à Stockholm avec ses parents. L’élément clé de cette série est un crayon (ou plutôt plusieurs crayons) qu’elle tient toujours dans ses mains. En photographiant le langage de ses mains et son environnement, je cherche à approfondir ma relation avec elle en utilisant l’observation et la photographie comme outils de connexion lorsque la parole n’est pas une option », confie Eva Vei.
Photographier un handicap physiologique et moteur nécessite néanmoins de prendre en compte beaucoup de facteurs, tant d’un point de vue émotionnel que pratique. Comment se positionner en tant que cousine et photographe, comment parler de l’intime sans être intrusive, comment ne pas envahir son espace rassurant ni l’épuiser ? Autant d’interrogations soulevées et d’allers-retours entre la prise de vue et la construction de la série. « Je n’ai pas photographié Kristina directement, je faisais attention à la relation qu’elle entretenait avec ses parents et je cherchais des objets qui fonctionnent comme des symboles dans son cercle intime. Lorsque j’ai commencé à prendre des photos d’elle, je l’ai fait très lentement et j’ai vérifié si elle se sentait à l’aise avec le processus ou non. Elle était très calme et détendue. Je ne sais pas si elle les a aimées, mais je suis sûre qu’elle les a acceptées ; elle s’est reconnue et a souri pendant que je lui montrais les images. Je dirais donc que mon approche a été principalement visuelle, puisqu’elle m’a regardé la photographier et que je lui ai ensuite montré les résultats », explique-t-elle. Plus qu’une simple série documentaire sur les fluctuations du quotidien de sa cousine, ce projet en cours a pour vocation d’entamer une conversation personnelle et créative entre Eva Vei et Kristina. Une collaboration artistique, liant leurs âmes en douceur.
La linguistique du corps
Dans l’ensemble de l’œuvre, la proximité du corps, la focale sur les gestes et détails est omniprésente. Elle entend ici refléter non pas le cadre restreint de sa petite cousine, mais bien les lieux ou positions dans lesquels elle se sent protégée, ou à l’inverse quelques fois fragile. Cet attachement au langage du corps est extrêmement important dans la mesure où il est le principal moyen de communication avec Kristina. Qui plus est, le souci de capturer les choses avec parcimonie permet à Eva Vei de lui partager ses images, pour qu’elle puisse ainsi s’identifier et digérer aisément les informations dévoilées. « Elle peut être surstimulée par les endroits bondés, les sons et les voix. Mon intention était donc de la photographier dans des espaces sûrs pour elle, qu’il s’agisse de leur maison et de leur quartier dans la banlieue de Stockholm ou de leur maison d’été près de la plage en Grèce. » Les mains d’un père qui protègent, des ombres qui rassurent, des étreintes qui font grandir et un blyertspenna (crayon, ndlr) qui revient constamment. Un objet soulageant l’anxiété de Kristina, une amulette qu’elle tient partout avec elle. « C’est un outil qui a perdu son utilité première, puisque Kristina ne sait pas écrire. Je me souviens que son soignant a demandé à mon oncle ce qui se passerait si elle n’avait pas le crayon. Il a répondu : « Rien, c’est comme si vous n’aviez pas votre téléphone portable, vous pouvez vivre sans, c’est juste plus facile quand vous l’avez avec vous ». J’ai trouvé cela très intéressant qu’elle choisisse un objet qu’elle ne peut pas utiliser de manière courante (l’écriture) et je l’ai utilisé comme fil rouge de mon projet », raconte-t-elle. À mesure que la série avance, que le silence nous enveloppe et que les lieux clos ou naturels la couvrent d’amour, Kristina nous conte la poésie à la fois immense et discrète de sa vie, derrière le regard apaisé de sa cousine.
Encore en construction, le projet d’Eva Vei semble pour autant avoir eu l’effet escompté pour elle. Depuis le début du projet, l’artiste paraît avoir en effet trouvé une façon plus subjective et profonde de communiquer avec Kristina, lisant dans ses ressentis et son incommunicabilité parfois déroutante. Une conversation est bien née de cet échange photographique et tient à perdurer au-delà de sa série. « Une image me touche tout particulièrement : c’est celle de Kristina avec son père. Elle est allongée sur lui sur le canapé, il lui touche le front, ce qu’elle trouve relaxant. Ce n’est pas une photo mise en scène, j’en ai pris beaucoup, mais celle-ci m’a semblé la plus honnête. J’aime le fait qu’elle cache ses yeux, mais on peut voir les siens, sa bouche est également visible, mais pas la sienne. C’est comme s’ils se complétaient l’un l’autre d’une manière qui semble presque chorégraphique, un portrait des deux ensembles. Il y a trois mains sur cette photo et, bien sûr, toujours, le crayon. »