What’s the word? Johannesburg! : L’Afrique du Sud se raconte à la Fondation A

18 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
What’s the word? Johannesburg! : L'Afrique du Sud se raconte à la Fondation A
© Afronova Gallery, Alice Mann, Siphithemba Mshengu, 2018.
Tirage d'une photographie d'Alice Mann représentant un groupe de majorettes, à l'entrée de la Fondation A.
Vue de l’exposition What’s the Word? Johannesburg! à la Fondation A, Bruxelles © Fondation A.

Accueillie jusqu’au 21 décembre 2025 à la Fondation A, située à Bruxelles, l’exposition What’s the word? Johannesburg! nous présente le travail de neuf photographes sud-africain·es dont l’ensemble des œuvres nous livre un portrait intime et politique de la plus grande ville d’Afrique du Sud.

À l’entrée de la Fondation A, un groupe de majorettes accueille avec assurance le public. Impressionnantes par leur taille et leur aplomb, elles scrutent les passant·es de leur regard perçant. Ainsi l’intrigante photographie d’Alice Mann ouvre-t-elle l’exposition What’s the word? Johannesburg!, abritée jusqu’au 21 décembre 2025 par l’établissement bruxellois. Le titre, référence aux paroles de la chanson Johannesburg composée par Gil Scott-Heron durant l’apartheid, incarne résistance et lutte sociale. Écrit pour sensibiliser la population américaine à la situation en Afrique du Sud, le morceau semble ici poursuivre sa mission par le biais des images.

« À l’époque de l’apartheid, un des seuls moyens de résister était de faire fuiter des photographies qui dénonçaient le régime de la violence mis en place dans le pays », explique Émilie Demon, commissaire de l’exposition. Mu·es par cette même volonté d’informer, mais aussi et surtout de représenter de façon juste, loin des idées préconçues, cette ville riche et complexe, neuf photographes sud-africain·es nous livrent ici leur vision actuelle de la capitale de Gauteng. Parmi eux et elles, six sont membres du programme de mentorat social et artistique Of Soul and Joy, créé par le fonds de dotation Rubis Mécénat en Afrique du Sud. On découvre ainsi les travaux de Sibusiso Bheka, de Jabulani Dhlamini, de Thembinkosi Hlatshwayo, de Vuyo Mabheka, d’Alice Mann, de Dimakatso Mathopa, de Nono Motlhoki, de Xolani Ngubeni et de Zwelibanzi Zwane, dont les images ainsi rassemblées nous plongent dans « un voyage intime au cœur de Johannesburg, où se mêlent histoires personnelles et collectives », selon les mots d’Émilie Demon.

Un jeune homme assis regarde le ciel.
© Jabulani Dhlamini, courtesy Rubis Mécénat, Sharpeville, 2015.
Visage d'une jeune femme noire plaquée contre la plaque d'une imprimante.
© Afronova Gallery, Nono Motlhoki, Dahlia, 2023.
Une peluche dans les rues du township de Thokoza, à la tombée de la nuit.
© Afronova Gallery, Sibusiso Bheka, Teddy Bear, 2015.

Soigner par l’image

Accrochées non loin les unes des autres, les neuf séries tissent entre elles un dialogue au sein duquel navigue le ou la visiteur·se. Un thème en particulier émerge de ces échanges muets : celui de la douleur, en miroir à celui de la guérison. En atteste le projet de Thembinkosi Hlatshwayo, intitulé Slaghuis. Signifiant « abattoir » en afrikaans, le titre renvoie au bar des parents de l’artiste, marqué par la violence, la mort, les agressions. Le jeune homme, qui y a passé la majeure partie de sa jeunesse, en garde un souvenir traumatique. Adulte, il retourne sur les lieux afin de les affronter. En naît ce travail poignant, où la brutalité s’extériorise jusque sur la surface de l’image. Brûlant et lacérant ses photographies, Thembinkosi Hlatshwayo transpose et soigne du même geste sa douleur, ses cicatrices. Ses personnages sans visage, ses décors obstrués par ses interventions physiques, donnent le sentiment de plonger dans une mémoire qui s’estompe, se reconstruit, lutte.

Sibusiso Bheka adopte lui une tout autre approche : dans son projet Stop Nonsense, la violence se devine sans jamais se montrer. Photographiant de nuit les rues et les habitant·es de Thokoza, premier township noir du sud de Johannesburg au sein duquel l’artiste a grandi, il réalise des images dotées d’une forte épaisseur narrative. Les lumières, contrastes et jeux d’ombres qu’on y découvre leur confèrent une importante dimension cinématographique, guidant le regard du ou de la spectateur·ice vers un hors-champ imaginaire. C’est le cas par exemple dans ce cliché représentant un garçon de profil, observant ce qui se passe devant lui mais que le cadrage nous cache. Un éclairage rouge s’abat sur la maison et les murs alentour, donnant au décor un aspect onirique. Mais lorsque Sibusiso Bheka nous révèle la provenance de cette lumière, l’image prend une nouvelle teinte : c’est en réalité les feux d’ambulance venant secourir une victime d’attaque au couteau qui illumine le paysage. Conjurant la peur et ses traumatismes d’enfance par la beauté et la fiction, l’artiste transforme les rues de Thokoza en un monde poétique.

Photographie lacéré d'un trait rouge, un personnage sans visage debout dans une pièce comme surexposée.
© Thembinkosi Hlatshwayo, Slaghuis, 2018.
Un petit garçon avec un masque assis sur un banc dans les rues du township de Thokoza, à la tombée de la nuit.
© Afronova Gallery, Sibusiso Bheka, Super Mega, 2018.
Autoportrait au cyanotype d'une jeune femme noir en train de se préparer dans une ancienne maison.
© Afronova Gallery, Dimakatso Mathopa, Individual Beings Relocated, X, 2017.

La photographie, lieu d’affirmation de soi et de réappropriation

Si la pratique photographique permet guérison et catharsis, elle est aussi un moyen de contrôler son image et de se réapproprier son histoire. La série de Dimakatso Mathopa, intitulée Individual Beings Relocated, en est la preuve : ses autoportraits au cyanotype viennent reconstruire un passé que seules la parole et la mémoire permettaient de conserver et de transmettre. L’artiste vient ainsi ancrer par l’image le récit de sa famille. « À la fin de l’apartheid, beaucoup de propriétaires blancs sont partis du pays par peur d’une guerre civile. Les grands-parents de Dimakatso Mathopa logeaient alors dans une maison de maître. Le propriétaire de cette dernière, à son départ, la leur a cédée, le grand-père étant un sangoma, un guérisseur très respecté qui faisait le lien entre la communauté blanche et noire », explique Émilie Demon. La famille de la photographe y a alors vécu pendant trois ans, période qui s’est avérée particulièrement difficile en raison du rejet qu’elle subissait de tous les côtés.

« Dans ses œuvres, l’artiste utilise divers produits comme de l’eau de Javel ou des produits ménagers à la lavande, qui non seulement permettent d’altérer la couleur, mais font également référence à sa grand-mère qui, pendant ces trois années, a nettoyé la maison de manière compulsive pour justifier la présence d’une femme noire dans une demeure aussi cossue », développe la commissaire. Ainsi les images-archives de la photographe viennent-elles assoir cette légitimité dont son aînée avait le sentiment de manquer. Plus encore, à travers ces mises en scène, Dimakatso Mathopa contribue à renouveler les représentations des personnes noires. Propriétaire et non domestique, sujet à part entière et non objet de fétichisme, le rôle qu’endosse l’artiste par le biais de ces autoportraits contribue à déconstruire le regard colonial et patriarcal posé sur la femme noire.

Pour prolonger l’exposition et les problématiques qu’elle soulève, une table ronde autour de la photographie sud-africaine avec le photographe et chef de projet d’Of Soul and Joy Jabulani Dhlamini et la commissaire indépendante Valérie Fougeirol se tiendra le samedi 8 novembre à 19 heures au CRAVAN, dans le cadre du festival PhotoSaintGermain.

Visage d'une jeune femme noire plaquée contre la plaque d'une imprimante.
© Afronova Gallery, Nono Motlhoki, Tiso I, 2023.
Un chien dort en dessous de linges qui sèchent, dans une lumière verte.
© Zwelibanzi Zwane, Milky Way, 2023.
Autoportrait au cyanotype d'une jeune femme noire de dos, se regardant dans le miroir.
© Afronova Gallery, Dimakatso Mathopa, Individual Beings Relocated IV, 2017.
Collage d'une photographie de l'artiste enfant, sur un paysage et au milieu de personnages dessinés.
© Afronova Gallery, Vuyo Mabheka, Skorokoro, 2023.
Portrait d'un enfant de dos dehors, portant un costume de licorne.
© Xolani Ngubeni, Ithemba, 2023.
À lire aussi
Les femmes photographes décolonisent l’archive
© Flora Nguyen
Les femmes photographes décolonisent l’archive
Sans jamais s’être rencontrées, Adeline Rapon, Flora Nguyen et Lebohang Kganye travaillent toutes trois sur le lourd héritage d’un passé…
08 août 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Inuuteq Storch : une photographie inuit décoloniale
Keepers of the Ocean © Inuuteq Storch
Inuuteq Storch : une photographie inuit décoloniale
Photographe inuit originaire de Sisimiut, Inuuteq Storch déconstruit les récits figés sur le Groenland à travers une œuvre sensible et…
30 août 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Emma Sarpaniemi : des autoportraits pour explorer les définitions de la féminité
© Emma Sarpaniemi
Emma Sarpaniemi : des autoportraits pour explorer les définitions de la féminité
Si vous avez assisté de près de ou de loin aux Rencontres d’Arles 2023, ce visage vous est peut-être familier. De fait, l’affiche du…
01 novembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Explorez
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
Le coup de grâce lors d'une corrida à Madrid © Oan Kim/MYOP
Une danse entre la vie et la mort capturée par Oan Kim
À travers un noir et blanc contrasté, qui rappelle la chaleur sèche de l'Andalousie, Oan Kim, cofondateur de l'agence MYOP, montre...
27 octobre 2025   •  
Écrit par Milena III
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
If you want to come and see me, just let me know © Kiko et Mar
Kiko et Mar : voyage dans les subcultures de Chine
Fruit d’une résidence d’artiste en Chine, la série If you want to come and see me, just let me know, réalisée par le couple de...
24 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
© Jennifer Carlos
MP#06 : un mentorat pour accompagner la singularité
Chaque année, le Fonds Régnier pour la Création et l’Agence VU’ unissent leurs forces pour donner naissance à un espace rare dans le...
22 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Maryam Firuzi : broder la mémoire, photographier la révolte
© Maryam Firuzi
Maryam Firuzi : broder la mémoire, photographier la révolte
Photographe et artiste iranienne, Maryam Firuzi explore la mémoire collective et les silences imposés aux femmes à travers une œuvre où...
18 octobre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Du pictorialisme au modernisme, la MEP célèbre l’œuvre d’Edward Weston
Edward Weston, Shells, 1927 © Center for Creative Photography, Arizona Board of Regents / Edward Weston, Adagp, Paris, 2025. Courtesy Wilson Centre for Photography
Du pictorialisme au modernisme, la MEP célèbre l’œuvre d’Edward Weston
Jusqu’au 21 janvier 2026, la Maison européenne de la photographie consacre une exposition exceptionnelle à Edward Weston. Intitulée...
Il y a 9 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Hamza Ashraf : Démo d’amour
We're Just Trying to Learn How to Love © Hamza Ashraf
Hamza Ashraf : Démo d’amour
Hamza Ashraf navigue dans le fleuve des sentiments amoureux et compose We’re Just Trying to Learn How to Love, un zine, autoédité, qui...
30 octobre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Peinture, coulée d'or et sculpture : la séance de rattrapage Focus
Zoé Bleu Arquette. Une nuit étoilée, 2025 © Rose Mihman
Peinture, coulée d’or et sculpture : la séance de rattrapage Focus
Les photographes des épisodes de Focus sélectionnés ici proposent de découvrir la photographie à travers différentes techniques...
29 octobre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Touches d’aquarelle, Brésil et festival : nos coups de cœur photo d’octobre 2025
© Cloé Harent, Residency InCadaqués 2025
Touches d’aquarelle, Brésil et festival : nos coups de cœur photo d’octobre 2025
Expositions, immersion dans une série, anecdotes, vidéos… Chaque mois, la rédaction de Fisheye revient sur les actualités photo qui l’ont...
29 octobre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet