Accueillie jusqu’au 21 décembre 2025 à la Fondation A, située à Bruxelles, l’exposition What’s the word? Johannesburg! nous présente le travail de neuf photographes sud-africain·es dont l’ensemble des œuvres nous livre un portrait intime et politique de la plus grande ville d’Afrique du Sud.
À l’entrée de la Fondation A, un groupe de majorettes accueille avec assurance le public. Impressionnantes par leur taille et leur aplomb, elles scrutent les passant·es de leur regard perçant. Ainsi l’intrigante photographie d’Alice Mann ouvre-t-elle l’exposition What’s the word? Johannesburg!, abritée jusqu’au 21 décembre 2025 par l’établissement bruxellois. Le titre, référence aux paroles de la chanson Johannesburg composée par Gil Scott-Heron durant l’apartheid, incarne résistance et lutte sociale. Écrit pour sensibiliser la population américaine à la situation en Afrique du Sud, le morceau semble ici poursuivre sa mission par le biais des images.
« À l’époque de l’apartheid, un des seuls moyens de résister était de faire fuiter des photographies qui dénonçaient le régime de la violence mis en place dans le pays », explique Émilie Demon, commissaire de l’exposition. Mu·es par cette même volonté d’informer, mais aussi et surtout de représenter de façon juste, loin des idées préconçues, cette ville riche et complexe, neuf photographes sud-africain·es nous livrent ici leur vision actuelle de la capitale de Gauteng. Parmi eux et elles, six sont membres du programme de mentorat social et artistique Of Soul and Joy, créé par le fonds de dotation Rubis Mécénat en Afrique du Sud. On découvre ainsi les travaux de Sibusiso Bheka, de Jabulani Dhlamini, de Thembinkosi Hlatshwayo, de Vuyo Mabheka, d’Alice Mann, de Dimakatso Mathopa, de Nono Motlhoki, de Xolani Ngubeni et de Zwelibanzi Zwane, dont les images ainsi rassemblées nous plongent dans « un voyage intime au cœur de Johannesburg, où se mêlent histoires personnelles et collectives », selon les mots d’Émilie Demon.
Soigner par l’image
Accrochées non loin les unes des autres, les neuf séries tissent entre elles un dialogue au sein duquel navigue le ou la visiteur·se. Un thème en particulier émerge de ces échanges muets : celui de la douleur, en miroir à celui de la guérison. En atteste le projet de Thembinkosi Hlatshwayo, intitulé Slaghuis. Signifiant « abattoir » en afrikaans, le titre renvoie au bar des parents de l’artiste, marqué par la violence, la mort, les agressions. Le jeune homme, qui y a passé la majeure partie de sa jeunesse, en garde un souvenir traumatique. Adulte, il retourne sur les lieux afin de les affronter. En naît ce travail poignant, où la brutalité s’extériorise jusque sur la surface de l’image. Brûlant et lacérant ses photographies, Thembinkosi Hlatshwayo transpose et soigne du même geste sa douleur, ses cicatrices. Ses personnages sans visage, ses décors obstrués par ses interventions physiques, donnent le sentiment de plonger dans une mémoire qui s’estompe, se reconstruit, lutte.
Sibusiso Bheka adopte lui une tout autre approche : dans son projet Stop Nonsense, la violence se devine sans jamais se montrer. Photographiant de nuit les rues et les habitant·es de Thokoza, premier township noir du sud de Johannesburg au sein duquel l’artiste a grandi, il réalise des images dotées d’une forte épaisseur narrative. Les lumières, contrastes et jeux d’ombres qu’on y découvre leur confèrent une importante dimension cinématographique, guidant le regard du ou de la spectateur·ice vers un hors-champ imaginaire. C’est le cas par exemple dans ce cliché représentant un garçon de profil, observant ce qui se passe devant lui mais que le cadrage nous cache. Un éclairage rouge s’abat sur la maison et les murs alentour, donnant au décor un aspect onirique. Mais lorsque Sibusiso Bheka nous révèle la provenance de cette lumière, l’image prend une nouvelle teinte : c’est en réalité les feux d’ambulance venant secourir une victime d’attaque au couteau qui illumine le paysage. Conjurant la peur et ses traumatismes d’enfance par la beauté et la fiction, l’artiste transforme les rues de Thokoza en un monde poétique.
La photographie, lieu d’affirmation de soi et de réappropriation
Si la pratique photographique permet guérison et catharsis, elle est aussi un moyen de contrôler son image et de se réapproprier son histoire. La série de Dimakatso Mathopa, intitulée Individual Beings Relocated, en est la preuve : ses autoportraits au cyanotype viennent reconstruire un passé que seules la parole et la mémoire permettaient de conserver et de transmettre. L’artiste vient ainsi ancrer par l’image le récit de sa famille. « À la fin de l’apartheid, beaucoup de propriétaires blancs sont partis du pays par peur d’une guerre civile. Les grands-parents de Dimakatso Mathopa logeaient alors dans une maison de maître. Le propriétaire de cette dernière, à son départ, la leur a cédée, le grand-père étant un sangoma, un guérisseur très respecté qui faisait le lien entre la communauté blanche et noire », explique Émilie Demon. La famille de la photographe y a alors vécu pendant trois ans, période qui s’est avérée particulièrement difficile en raison du rejet qu’elle subissait de tous les côtés.
« Dans ses œuvres, l’artiste utilise divers produits comme de l’eau de Javel ou des produits ménagers à la lavande, qui non seulement permettent d’altérer la couleur, mais font également référence à sa grand-mère qui, pendant ces trois années, a nettoyé la maison de manière compulsive pour justifier la présence d’une femme noire dans une demeure aussi cossue », développe la commissaire. Ainsi les images-archives de la photographe viennent-elles assoir cette légitimité dont son aînée avait le sentiment de manquer. Plus encore, à travers ces mises en scène, Dimakatso Mathopa contribue à renouveler les représentations des personnes noires. Propriétaire et non domestique, sujet à part entière et non objet de fétichisme, le rôle qu’endosse l’artiste par le biais de ces autoportraits contribue à déconstruire le regard colonial et patriarcal posé sur la femme noire.
Pour prolonger l’exposition et les problématiques qu’elle soulève, une table ronde autour de la photographie sud-africaine avec le photographe et chef de projet d’Of Soul and Joy Jabulani Dhlamini et la commissaire indépendante Valérie Fougeirol se tiendra le samedi 8 novembre à 19 heures au CRAVAN, dans le cadre du festival PhotoSaintGermain.