Avec les Corps lucides, Léonard Bourgois Beaulieu illumine les identités plurielles de la communauté LGBTQIA+. Mêlant les procédés artistiques et les techniques picturales, il injecte de la préciosité dans l’image, et révèle des corps, des silhouettes mystérieuses profondément complexes. Rencontre.
« Je souhaitais parler de l’invisibilisation des personnes dont l’identité est rejetée par l’hétéronormativité. »
Fisheye : Pourrais-tu te présenter ?
Léonard Bourgois Beaulieu : Je suis un artiste plasticien, j’utilise des procédés photographiques, expérimentaux, chimiques et naturels pour traiter de sujets en lien avec le vivant. J’ai toujours abordé les questions sur les identités, les représentations de genre, les corps, le temps et l’érosion. Je me concentre sur les visages et les regards tout en élargissant mon attention aux corps et à la peau, humains et organiques. Grâce aux procédés chimiques et naturels que j’ai mis en place, je fais également participer des micro-organismes qui donnent une seconde peau, vivante, dans le but de ne pas figer les personnes que je prends en photo. Le négatif est ensuite tiré sur papier. Je travaille entre Paris et mon atelier à une heure de Paris et expose régulièrement mes travaux en collaboration avec des galeries françaises et étrangères.
Quand as-tu commencé la photographie ?
J’ai commencé à prendre des photos en amateur en 2008 en complément des courts métrages que je réalisais. C’était essentiellement des autoportraits dans lesquels je mettais en scène, mon identité, mon corps. C’est seulement en 2011 que j’ai créé un dialogue avec ma pratique, j’avais besoin de plus de corporalité, de tangibilité et ai donc découvert la plasticité grâce à la chimie photographique expérimentale. Cette découverte était le début d’un travail évolutif sur la matière et le temps. Il fallait en arriver là pour traiter des sujets importants à mes yeux : les personnes et leur corps dans la société. La photographie me permet aussi d’avoir recours à des techniques personnelles qui rapprochent ma pratique de la peinture.
Qu’est-ce qui t’inspire ?
Chronologiquement, c’est le cinéma qui m’a inspiré en premier, la peinture classique est arrivée peu après. J’en ai gardé une forte présence dans mes oeuvres, on retrouve certains aspects de la peinture italienne (Fra Angelico et le Caravage) dans la composition des corps lucides. La création picturale est sensible dans mon travail, la photographie se mêle à une pratique plastique longue pendant laquelle je peins pour développer des négatifs. Je me nourris également beaucoup du travail d’artistes contemporains sous diverses formes, peinture donc, mais aussi vidéo, photographie, littérature, sculpture, architecture et sciences biologiques. Tous ces champs me donnent des lignes d’inspiration et de recherches.
Comment as-tu initié cette série Les corps lucides ?
Tout a commencé en prenant les photos de mon amie Raya Martigny en 2018 et en 2020, où j’ai réalisé de gros plans de son visage où n’apparaissaient que ses yeux, sa bouche, les cheveux, une oreille… J’ai voulu prolonger ce travail pour diluer le corps et la peau en prenant en photo des personnes assises et en mouvement, dont deux danseuses professionnelles. Le mouvement me permet de ne pas figer et de pousser encore plus ma recherche sur l’aléatoire. J’utilise depuis le début une chambre photographique. Cet appareil ne permet pas de changer le cadre ni de faire de mise au point une fois que la pellicule a été placée. Pour les Corps lucides, j’ai dû porter la chambre et déclencher au moment qui me semblait le plus opportun. Ainsi, les photos laissent une forte place à l’imprévu. On voit donc des silhouettes, des gestes, des attitudes. Ça me permet de lâcher prise et de prendre de la distance avec le contrôle.
J’ai mis au point une technique de solarisation sur négatif et non sur tirage pour faire disparaitre les ombres et rendre ces personnes translucides. La lumière semble les traverser comme s’iels étaient invisibles. Je souhaitais parler de l’invisibilisation des personnes dont l’identité est rejetée par l’hétéronormativité. Quand on regarde la série, on se rend compte également que ces personnes émettent la lumière. La série a d’abord été présentée en collaboration avec la galerie Anne-Sarah Bénichou à Paris Photo l’année dernière puis à Kyotographie il y a quelques mois (KG+ select) où j’ai suspendu les tirages pour que les visiteurs puissent tourner autour, pour rentrer en contact avec les personnes photographiées et non les observer de loin.
« J’ai donné le nom « Lichenotypie » à ce procédé, « lichen » signifiant qui lèche la peau, dans le sens de recouvrir la peau. »
Qui sont les personnes que tu as photographiées ?
Très souvent, ce sont des personnes que j’ai croisées dans la rue, c’est leur regard qui m’affecte en premier et je sais instantanément que je dois leur demander si elles acceptent de faire des photos avec moi. Il y a aussi des ami.es d’ami.es , tout se fait au contact humain.
Ce sont avant tout des personnes qui me rappellent quelqu’un·e, comme si je pensais les avoir connues dans une autre vie, elles me rappellent également quelqu’un·e que j’aurais aimé être, je ne sais pas, c’est très sensoriel ! Je photographie des personnes qui dégagent une force qui dépasse les limites du genre. Elles me racontent leur combat pour exister à travers les préjugés, les rejets et l’adversité constante, leurs joies, leurs passions et tout cela avec une énergie débordante.
D’où provient ce lien au corps, au nu dans ton travail ?
Ce n’est pas le nu pour le nu qui m’intéresse, mais la façon dont on montre l’histoire de quelqu’un·e. J’ai toujours pensé que nos corps ne nous définissaient pas. Il y a quinze ans, quand j’ai commencé on ne montrait que très peu de corps différemment, on en parlait très peu ailleurs que dans les communautés LGBTQIA+. J’ai toujours montré des personnes sans les stigmatiser à tel point que 90% du temps, on me parle de leur visage, leurs traits, leur corps, mais très peu de leur identité, on m’a même dit à plusieurs reprises que je montrais des personnes normales sans souligner suffisamment qu’iels étaient LGBTQIA+ : un comble… J’ai la sensation d’avoir réussi à montrer les personnes que je photographie avec respect et humanité. Aucune de mes expositions n’a de titre racoleur ni réducteur. J’ai voulu éviter qu’on identifie mon travail comme LGBTQIA+ pour traiter toutes les personnes sur le pied d’égalité qui nous sied tous·tes, sans rien retirer à l’engagement que je porte aux représentations inclusives. Je prends en photo des personnes dans lesquelles je me reconnais et qui ont également une énergie de vie extraordinaire et un courage immense pour faire face aux adversités.
Peux-tu revenir sur ton processus artistique ?
Pour donner corps à mes photographies, j’ai recours à des négatifs. J’ai cherché une technique qui me permettrait de faire évoluer la photographie une fois prise pour ne pas figer les personnes que je prends en photo, étant donné qu’iels traversent énormément de changements dans leur vie. J’ai donc expérimenté pour que la photographie se transforme elle aussi avec le temps. Les prises de vues durent une journée alors que le temps de développement et de peinture dure des mois. Cette technique que j’ai mise au point donne l’impression d’avoir non seulement affaire à une forme picturale – j’utilise d’ailleurs des pinceaux et des peintures chimiques dans mon traitement – mais montre des micro-organismes qui participent au résultat. La photographie ainsi traitée devient une œuvre plastique unique par laquelle je raconte une histoire sensible en invitant la nature à participer. Ce nouveau corps accompagne également l’évolution des personnes que j’ai photographiée. J’ai donné le nom « Lichenotypie » à ce procédé, lichen signifiant qui lèche la peau, dans le sens de recouvrir la peau.
Tes images interpellent dans ce qu’elles nous offrent de mystérieux…
Ma première exposition à Paris Photo en 2011 montrait mes toutes premières œuvres, des portraits de Henry Hopper. Il y a eu beaucoup de commentaires sur l’aspect pictural et différent des œuvres présentées à tel point qu’un article avait présenté mes œuvres comme des photographies vintage des débuts de la photographie ! Je pense qu’on se demande où l’on est, à quelle époque et qui sont ces personnes si antiques et contemporaines à la fois qui apparaissent différemment de ce que l’on a l’habitude de voir dans les représentations de genre. J’aime l’idée qu’on ait souvent l’impression d’être devant une fresque, un bas-relief, quelque chose qui est là depuis des milliers d’années.
En parallèle de mes portraits, je travaille sur une série à propos de la multiplication des espèces d’algues invasives dans la baie de Venise. J’ai mis en place un procédé pour que celles-ci se développent à la surface de mes photographies. Le résultat est abstrait et énigmatique, on ne perçoit que des bribes de contours, des formes, on devine la disparition d’une civilisation par le recouvrement très concret des algues sur les négatifs. Ce travail prolonge mes recherches sur la peau et aborde la survie des espèces dont nous faisons partie, face au réchauffement climatique.
Comment définirais-tu ton univers artistique en peu de mots ?
Vivant, tangible, humaniste, imprévisible, expérimental, engagé.
Il y a-t-il une image en particulier de la série sur laquelle tu aimerais revenir ?
Hava Hudry est danseuse classique et chorégraphe, nous sommes devenus ami.es pendant notre journée de portraits. Pour les Corps lucides, elle dansait avec beaucoup d’énergie au milieu d’un champ en face de mon atelier. Ses mouvements étaient difficiles à photographier, elle sortait du cadre sans s’en rendre compte et je devais la suivre le plus possible. Les positions de ses mains, de ses bras, son œil qui nous observe l’observer ont tout d’une statue classique et pourtant Hava danse comme elle dit de façon hybride aussi bien dans le contemporain que dans le monde de la nuit où elle se sent libre et en pleine possession de son image et de son corps. Ce parallèle entre représentation classique et 21e siècle est une des bases de mon travail qui montre que les personnes trans, non binaires, LGBTQIA+ ont toujours été là et ne sont pas un effet de mode, mais juste une libération tardive.