À mesure que notre vie s’urbanise, nos liens avec les animaux s’étiolent. Il est temps d’y remédier. Grâce au travail d’une dizaine de photographes, ces êtres doués de sensibilité sont à l’honneur de la nouvelle édition du Festival du Regard. Au programme : pigeons espions, chats sauteurs et loups des neiges. Cet article, à retrouver dans Fisheye #68, est signé Alexandre Parodi.
Outre-Atlantique, les études sur la zoothérapie – l’art de recourir à des animaux à des fins médicales – ont démontré qu’elle aidait au ralentissement de la perte cognitive chez les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. La clef de ces résultats : l’intelligence émotionnelle mobilisée par les patient·es pour interagir avec les bêtes. Comme le répète la sociologue Jocelyne Porcher, autrice notamment de Vivre avec les animaux (éd. La Découverte), sans ces derniers, nous perdons quelque chose de notre humanité. Dans des espaces urbains inadaptés, nos interactions avec eux se raréfient. À l’occasion du Festival du Regard, onze photographes rompent la distance. Poils, plumes et écailles occupent les clichés de cette huitième édition. Les artistes sélectionné·es ont tous·tes un lien particulier avec les animaux, que ces derniers les aient sauvés d’une mauvaise passe ou qu’ils leur permettent de renouer avec l’enfance. Avec ces créatures sauvages ou domestiquées, se pose la question de la juste distance : comment photographier sans déranger ? Comment faire du portrait animalier en évitant l’écueil de l’anthropomorphisme ? C’est dans le bloc de briques rouge pétard qu’est le Carreau, à Cergy-Pontoise, que se déroulera ce nouvel opus de Regard – conçu, cette année, en deux saisons, avec deux programmations différentes : une première, à l’automne, du 12 novembre au 29 décembre ; l’autre, en hiver, du 14 janvier au 2 mars.
De l’exploitation à la guérison
Il n’est pas si lointain, le temps où les animaux, considérés uniquement pour leur force de travail, subissaient une violente exploitation. La photographe Marta Bogdanska plonge dans ce passé en noir et blanc où l’on ne se préoccupait guère du bien-être animal, à travers une sélection d’images d’archives retraçant leur instrumentalisation à des fins militaires. Ici, c’est un pigeon, lesté au cou d’un micro-objectif photographique : bien avant l’invention des drones, on envoyait ces volatiles sur les champs de bataille pour produire des vues aériennes. Là, c’est un chien, vêtu d’un gilet qui pourrait bien être chargé d’explosifs, à l’instar des chiens-kamikazes, dressés pour se glisser sous les chars de l’ennemi… Bêtes de somme ou cobayes, les animaux n’ont eu que peu d’alternatives. Il faut attendre 1976 pour qu’ils bénéficient de droits protecteurs, grâce à un texte inscrivant dans la loi leur qualité d’« êtres sensibles ».
Alerte, les oreilles dressées, une biche colle son museau humide sur une vitre embuée donnant sur l’extérieur. Celle-là aussi est privée de liberté, mais pour son bien. Pansant les blessures encore vives de la maltraitance, la photographe américaine Annie Marie Musselman s’est engagée, plusieurs années durant, comme bénévole dans un centre de soins. En résulte la série Finding Trust, un titre qui évoque le nouvel élan impulsé par le contact avec les animaux à une période où sa vie lui semblait dépourvue de sens. Le cadrage de ses images laisse toujours apercevoir les mains des soignant·es, comme une manière de souligner en priorité le toucher, ce sens qui nous sert le plus souvent de pont empathique avec les autres vivants.
Qui guérit qui ?
Autre photo percutante, Anima n°26 de Tina Merandon, tirée de sa série Anima (2021) : entre les cheveux noirs de jais d’un jeune garçon et la fourrure claire de l’agneau qu’il porte sur son dos, c’est un dialogue muet et non moins éloquent qui se joue. « L’animal est une passerelle vers la nature », répond l’artiste lorsqu’on l’interroge sur son envie de photographier un lézard, une perruche ou encore un hibou sur les épaules d’adolescent·es. Épauler. C’est sûrement davantage une relation d’amour – plus qu’utilitaire – qui a poussé les humain·es à domestiquer les bêtes. Dans des intérieurs, Daniel Gebhart de Koekkoek saisit des « jumping cats ». Bondissant du haut d’une porte, escaladant un buffet – et tant pis pour la vaisselle ! – ils s’élancent dans le vide et détournent le mobilier en aire de jeu. Leur énergie est telle qu’elle contamine leur propriétaire. Le secret de cette série ? « La patience, répond le photographe australien. Ils agissent comme ils le feraient si personne ne les regardait. »
Lâchez les chiens
La nuit, tous les chats sont gris. Et les crocs des chiens deviennent blancs. Imaginez : « Vous marchez sur un petit chemin la nuit. Tout d’un coup, une bête bondit. Alors vous êtes seul·e. Totalement seul·e et désarmé·e », raconte Tina Merandon, qui expose une seconde série, Les Chiens. Pour arrêter les canidés qui foncent sur elle, préalablement excités par des dresseur·euses professionnel·les, la photographe n’a que son flash. Dans le noir, l’homme perd sa maîtrise sur le monde animal qui s’ensauvage. Invoquant, elle aussi, de vieilles peurs collectives, Nathalie Baetens choisit les chouettes comme animal-totem. Les images de cette dernière sont prises des soirs de pleine lune, comme inscrites dans un rite new age, puis les tirages sont travaillés en bas-relief, l’oiseau aux larges ailes toujours susceptible de s’envoler hors du cadre. Pour saisir cette dimension indomptable du vivant, Vincent Munier, lui, délaisse l’obscurité et se tourne vers le blanc absolu : dans une immensité enneigée, son sujet, un loup, n’est rien de plus qu’un point gris que l’œil met du temps à repérer. Tous·tes les artistes au programme du festival partagent une vision similaire : même si l’on parle de photographie, il n’est pas question de « capturer » ces animaux.