Dans El Rey Blanco, Maximiliano Tineo entremêle mythes, légendes et faits historiques pour évoquer la situation au sein du triangle du lithium, une région qui couvre la Bolivie, le Chili et l’Argentine. De fait, aujourd’hui, plusieurs groupes étrangers exploitent les importants gisements de ce métal, essentiel à la fabrication des batteries, qui s’y trouvent.
Fisheye : Quels évènements ont été à l’origine d’El Rey Blanco ?
Maximiliano Tineo : Au cours des années 2021 et 2022, de violents incendies ont eu lieu dans les marécages situés le long du fleuve Paraná, qui borde Rosario, en Argentine. Ils ont recouvert la région de cendres et de fumée sans que le gouvernement réagisse. Ce sont des exportateurs de bétail, liés à des groupes asiatiques par d’importants contrats financiers, qui les ont déclenchés. L’objectif ici était d’implanter des élevages industriels de porcs voués à l’exportation. En outre, Rosario étant ma ville natale, où vivent un certain nombre de mes proches, le problème m’a particulièrement touché. Je réfléchissais déjà à ce moment-là à des idées pour un projet photographique en lien avec ce fleuve qui m’est si cher. C’est en approfondissant mes recherches sur le sujet que les concepts de souveraineté, d’extractivisme et les mécanismes du néocolonialisme ont pris de plus en plus de place et se sont imposés comme une thématique que je devais aborder dans El Rey Blanco.
« La similitude formelle entre ces deux triangles métalliques m’a amené à comparer deux évènements séparés par 500 ans. »
Qu’as-tu appris lors de tes recherches ?
Au début de l’année 2023, je suis d’abord parti à la recherche de la source du Paraná en compagnie d’un ami peintre. C’est grâce à des ouvrages que nous partagions que nous avons découvert le fort de Sancti Spiritu, fondé par Sebastian Gaboto, aux abords du fleuve. Il s’agit du premier établissement colonial espagnol dans l’actuelle République d’Argentine. C’est également à ce moment-là que j’ai découvert la légende de la Sierra de la Plata et le mythe du roi blanc.
Simultanément, de nouvelles informations à propos du triangle du lithium ont été révélées et ont pris de l’ampleur. Cette formule désigne une région délimitée par les déserts de sel d’Uyuni, en Bolivie, d’Atacama, au Chili et de Hombre Muerto, en Argentine. Elle concentre plus de 65 % des réserves mondiales de lithium, qui est aujourd’hui surnommé « l’or blanc ». Ce métal est indispensable à la fabrication des batteries des téléphones portables, des ordinateurs et des véhicules électriques.
La similitude formelle entre ces deux triangles métalliques m’a amené à comparer deux évènements séparés par 500 ans. D’une part se trouve l’exploitation coloniale espagnole du Cerro Rico de Potosí, en Bolivie, avec la montagne qui serait à l’origine de la légende de la Sierra de la Plata et peut-être la mine d’argent la plus importante de l’histoire de l’humanité. D’autre part, il y a l’exploitation actuelle du lithium qui attire les intérêts étrangers et redonne à la région un rôle géopolitique crucial à l’échelle mondiale. De nos jours, les mécanismes d’extractivisme sont entretenus par des intérêts étrangers tels que ceux de la Chine, de la Russie et des États-Unis, motivés par la manne que représentent ces gisements.
En quoi la légende de la Sierra de la Plata et le mythe du roi blanc consistent-ils ?
La légende de la Sierra de la Plata et le mythe du roi blanc sont intimement liés. Vers 1520, le navigateur vénitien Sebastian Gaboto fut engagé par la Couronne espagnole pour partir à la recherche d’épices vers les îles Moluques, soit l’actuelle Indonésie. Il devait emprunter le détroit qui relie les océans Atlantique et Pacifique, découvert des années auparavant par Ferdinand Magellan. En arrivant sur la côte brésilienne pour ravitailler les navires, il rencontra des personnes ayant survécu au naufrage d’une précédente expédition. Ces dernières lui firent part d’une rumeur selon laquelle il existerait, dans un lieu perdu au cœur du continent, un territoire gouverné par un roi blanc très riche, où se dresserait une montagne entièrement faite d’argent. Pour atteindre ce lieu, il faudrait remonter la mer de Solis, un grand cours d’eau qui, déjà devancé par son mythe, se faisait appeler El Rio de la Plata, soit « le fleuve de l’argent ».
Après des décennies de recherches infructueuses, la Couronne espagnole a finalement trouvé le Cerro Rico del Potosí, en Bolivie, qui serait à l’origine de la légende de la Sierra de la Plata. Toutefois, le mystère subsiste autour du roi blanc qui, d’une certaine manière, est le lithium d’aujourd’hui, que tout le monde veut chasser.
« J’ai toujours voulu aborder ce projet par le biais de l’onirisme et de l’impalpable plutôt que sous un angle documentaire pur et dur. Ainsi, j’essaie de composer avec un ton nébuleux. »
Quelle place prend le réalisme magique que tu convoques au sein de cette série ?
Ce réalisme magique est très important pour l’œuvre, parce qu’elle naît du mythe, de l’imaginaire… Et parce qu’elle parle aussi des terres d’où viennent les légendes, traversées par le syncrétisme, un mélange de religion imposée et de croyances ancestrales qui résistent et émergent, des différentes façons de percevoir une réalité où coexistent magiciens, sorcières et croix. J’ai toujours voulu aborder ce projet par le biais de l’onirisme et de l’impalpable plutôt que sous un angle documentaire pur et dur. Ainsi, j’essaie de composer avec un ton nébuleux. Presque sans s’en rendre compte, en transitant par 400 ans d’exploitation coloniale, on part du délire d’une montagne d’argent pour arriver aujourd’hui à ces tubes dans le paysage qui, comme d’immenses et insatiables sangsues, pompent et pomperont jusqu’à la dernière goutte la saumure de lithium.
As-tu une anecdote à nous raconter ?
Pendant la gestation de ce projet, j’ai commencé à intervenir sur des photographies prises dans les lieux où les colons espagnols, à la recherche de la Sierra de Plata, étaient passés. Je faisais des petits points à la peinture, dessinant ainsi une sorte de montagne argentée intangible et imaginaire dans le paysage. Arrivé pour la première fois dans la ville de Potosí, je me suis assis sur un banc et j’ai regardé ce sommet auquel ils avaient tant rêvé et auquel je rêvais à mon tour. La nuit tombait et Potosí s’enfonçait dans l’obscurité, jusqu’à ce que, petit à petit, des lueurs dans le lointain délimitent toute la montagne. Ce que j’avais dessiné sur les photos apparaissait exactement comme cela devant moi. Était-ce là du réalisme magique ?