Entre 2018 et 2022, Vincent Desailly a eu carte blanche pour capturer les multiples facettes de l’Opéra Garnier. Avec De Marbre, paru aux Éditions secondes, il pose sur cet élément majeur du patrimoine un regard frais, empreint d’élégance – non sans une certaine ambiguïté.
L’Opéra national de Paris, qui occupe le 9e arrondissement parisien, s’impose généralement dans sa monumentalité, à la fois admirable et effrayante, et l’apparence massive de son architecture. Vincent Desailly a eu le privilège d’en découvrir les moindres secrets. Dans cet édifice, musique, danse, poésie lyrique et parfois théâtre se mêlent en chœur depuis son inauguration, à la fin du 19e siècle. De Marbre, à l’origine, naît d’une commande faite par l’institution à Vincent Desailly il y a quelques années de cela – qui n’a pourtant alors aucune culture de la danse classique. L’artiste découvre donc ce monde d’un œil neuf : « Le luxe que j’avais est de n’être jamais entré dans ces lieux auparavant », confie-t-il. Dans ce monument à l’architecture éclectique, très commentée, où la haute qualité artistique rejoint l’aura sacrée de l’opéra, il ne se concentre que sur ses propres impressions sensibles et ses intuitions.
Tout en s’affranchissant des pièces principales, le photographe sonde l’Opéra Garnier, de son toit à ses souterrains. Pour se lancer dans cette vaste entreprise, il choisit de travailler par étapes en se posant à lui-même des contraintes : en retirant tout d’abord l’aspect humain, en se concentrant exclusivement sur l’architecture, et en se focalisant sur le figuratif et les détails, en y cherchant l’émotion. La découverte des danseur·ses est alors d’autant plus bouleversante qu’elle est retardée. « Une obsession est née, à savoir : comment retranscrire ce que l’on ressent devant un ballet, alors qu’il y a toute une énergie qu’on ne peut saisir que dans le mouvement ? », s’interroge-t-il.
Faire des dissonances un tout gracieux
Avant de devenir photographe, Vincent Desailly s’était lancé dans une aventure au long court avec la cocréation du magazine de société Snatch, où il supervisait, entre autres, l’équipe créative et la photo. Avec le temps et l’expérience, il a, en bon fureteur qui ne peut se résoudre à rester à la surface des choses, naturellement désiré s’appliquer lui-même au 8e art. Désormais, il collabore avec M, le magazine du Monde, et travaille parfois en tant que commercial. À la suite de ses premiers travaux, avec De Marbre, il creuse des obsessions, et défend une approche évolutive, qui s’inscrit dans la durée. « Ce qui me plaît, c’est l’idée que mon style se transforme de mieux en mieux dans ma tête à chaque projet, et avoir des perspectives de plus en plus large », confie-t-il. J’aime l’idée de penser la photo comme un escalier où l’on gravit les échelons, et où il nous revient à nous d’avancer. Alors soit on essaye d’élargir son spectre de possibilités, soit on tente de rajouter des couches à son vocabulaire », poursuit-il. Au fil des pages, la tentative manifeste du photographe de casser le sentiment d’harmonie que l’on a de ce lieu opère, si bien que sublime et disgracieux s’enlacent pour figurer notre modernité, où les réalités s’entrechoquent sans cesse. Ces carrefours culturels et ces dissonances, Vincent Desailly semble les apprécier délicieusement et vouloir concocter à partir de ces éléments un type de magie inné.
Danseur·ses flou·es et décors nets
Des rencontres humaines qu’il réalisera au cours de son aventure, il gardera de captivants portraits, ainsi que d’impressionnants tableaux scéniques capturés au cours des spectacles et des répétitions des danseur·ses. Comme dans son ouvrage précédent, The Trap – un projet sur le monde des « trap » à Atlanta, où le photographe s’est immergé auprès des musicien·nes, marchand·es et résident·es de la ville – il ne s’attache pas à une esthétique du luxe et de l’opulence, mais à une grande sobriété, qui se traduit par des compositions soignées et épurées. Vincent Desailly prend soin de ne garder des danseur·ses sur scène que des clichés flous, pour contrebalancer l’immobilité et la netteté des éléments d’architecture – manière de dire qu’il n’y a que ce qui est mort qui est figé, et que le vivant par conséquent ne peut être vraiment saisi. Cet emploi du flou s’inscrit dans une véritable recherche plastique, l’inscrivant notamment parmi les artistes que la curatrice Agnès Costa a rassemblé·es pour l’ouvrage Flou, publié chez Note Note Éditions.
Morcelé en petits fragments, le bâtiment de l’Opéra apparaît comme un puzzle auquel le·a spectateurice est libre de redonner, ou non, une cohérence. Mais au lieu du décor poli auquel l’on s’attend, ses coulisses se manifestent, sous l’œil de Vincent Desailly, comme des espaces où le chaos des artistes qui s’affairent dans les loges est visible. Sous certains aspects, prennent même des allures sordides. En témoigne cette image d’une pièce recouverte d’une poudre rouge sang, ou celle d’un cabinet de curiosités – des crânes humains entassés dans un placard – qui vient rappeler les multiples époques que ces lieux ont traversés. Ici, la mort et la vie semblent cohabiter quotidiennement. « Ma photographie n’est en général pas très joyeuse, concède-t-il. Lorsque l’on retire le cadrage, la lumière ou la couleur, ce qui m’intrigue est toujours assez sombre, dur et brut. » Sa sensibilité artistique correspond par certains points à l’atmosphère du lieu, sans fenêtres, où l’on ne sait jamais l’heure qu’il est ni le temps qu’il fait dehors. Fantômes et présences humain·es, côtés mystiques et plus habités, sont convoqués dans des clichés bruts, où se déploie une forme de poésie dans laquelle rien n’est mis en scène ni accentué, mais épouse simplement les couleurs et les formes de l’opéra. Vincent Desailly dresse ainsi un tableau qui construit de l’enchantement dans le contraste, et mène un récit élégant en naviguant dans l’univers des danseur·ses.
Texte par Salomé Kiner
80 p., 38 photos
27×33,5 cm
45€