Enjeux sociétaux, troubles politiques, crise environnementale, représentation du genre… Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. À travers des prismes différents, des angles et des pratiques variés, toutes et tous se font les témoins d’une contemporanéité en constante évolution. Parmi les sujets abordés sur les pages de notre site comme dans celles de notre magazine se trouvent les liens familiaux. En cette période de fêtes et de retrouvailles, les auteurices croisent les écritures comme les médiums pour révéler la force ou l’absence d’une relation, et explorer leurs origines. Lumière sur Ashley Markle, Margaret Lansink, Prune Phi, Fábio Miguel Roque, Simon Lehner et Luca de Jesus Marques.
Les loyautés qui se tissent au fil des années, la sécurité d’un foyer, la confiance qui s’installe au cœur du cocon familial… Mais aussi les tensions, les périodes de silence et d’incompréhension, le poids d’’un héritage laissé sous silence ou depuis trop longtemps oublié. La famille et ses nombreuses variations est l’un des thèmes de prédilection pour qui souhaite se tourner vers l’intime. Imposant l’introspection, le sujet fascine, inspire tout autant qu’il effraie. Il marque pourtant un cap dans l’œuvre d’un·e photographe, comme une manière de se dévoiler par l’image, de mener une enquête que l’on n’osait pas démarrer, de donner à voir sa propre définition d’un terme en mouvance constante – et des émotions qu’il convoque.
Une promesse à honorer
C’est à travers l’écriture documentaire qu’Ashley Markle impose sa vision. Alors qu’elle renoue avec son père, après plusieurs années sans contact, elle compose un journal visuel de leur réunion maladroite, fait de mises en scène collaboratives. Ici, le lien qui unit la fille à son père est effiloché, rongé par le temps et les conséquences d’une certaine négligence. Pourtant, en reconstruisant des souvenirs fantasmés – ou tous·tes deux communiquent et se soutiennent – l’artiste américaine sécurise leur accroche. « C’est grâce à son inclusion, sa volonté de me montrer qui il est, son envie de m’accueillir dans son monde que j’ai pu placer, peu à peu, les pièces du puzzle », précise-t-elle d’ailleurs. L’autrice relie ainsi leur corps à l’aide d’une attache visuelle, synonyme d’une promesse à honorer. Un pacte que Margaret Lansink propose également à sa fille.
Dans Borders of Nothingness – On the Mend, l’artiste néerlandaise s’empare d’une première série monochrome, réalisée initialement pour illustrer la douleur du silence imposé par son enfant, et la pare de coulures d’or. Inspirée par la technique japonaise du kintsugi (qui consiste à recoller les fissures des céramiques à la feuille d’or, ndlr), elle « soigne » leur relation, et sublime leur nouvelle union. « Ma fille et moi avons ressenti cette cassure entre nous, et nous l’avons réparée ensemble, avec tout l’effort et l’énergie que nous avions dans nos cœurs », confie-t-elle dans l’épisode #65 de Focus. Une œuvre d’une poésie rare soulignant la fragilité, comme la délicate beauté des amours familiales.
Un silence rongé par la douleur
S’emparant elle aussi du collage pour nourrir son épopée personnelle, Prune Phi présentait, en 2019 à Circulation(s), Long Distance Call. Un travail né de sa fascination pour les mécanismes de transmission au sein des communautés. Pour mieux comprendre ces paramètres, la photographe et plasticienne s’est plongée dans sa propre histoire et s’est envolée en direction des États-Unis, à la rencontre du pan vietnamien de sa famille, séparé du sien par la guerre. En mêlant montages photographiques et poèmes, l’autrice parvient à illustrer les incohérences comme les résonances de ce curieux groupe éparpillé aux quatre coins du monde. En contrepoint, elle fait des matériaux qu’elle utilise les symboles d’un silence rongé par la douleur, comme si les plis et les déchirures des adhésifs colorés convoquaient « les questions de transmission, mais aussi de non-transmissions : les non-dits, les choses qui sont gardées secrètes suite au traumatisme de la guerre », des souffrances restées muettes durant plusieurs générations.
Cette douleur, Fábio Miguel Roque la représente également au sein d’Origin. Alternant monochromes granuleux et couleurs vives, flashs puissants et images d’archives, il recompose un puzzle troué, abîmé, celui de son héritage personnel. Un travail minutieux, laborieux, puisque mis à mal par toute une génération souhaitant oublier le passé pour se tourner vers un futur qu’elle espère plus clément. Pourtant, prenant le rôle d’un enquêteur acharné, l’auteur s’acharne, et parvient à mettre en lumière les zones d’ombres. Au fil de ses réalisations, il réorganise cette mémoire commune qui transcende les années. « Après un certain temps, j’ai trouvé mon propre point de vue sur ces images, et j’ai tenté d’y mettre un peu d’ordre », nous rassure-t-il.
L’enchevêtrement des émotions
Mais les images d’archives peuvent aussi parfois devenir un terrain d’expérimentation, propice à l’hybridation, au dialogue avec des outils plus contemporains. C’est en tous cas cette oscillation entre l’ancien et le moderne qui inspire Genealog IA à Luca De Jesus Marques. À l’aide de l’intelligence artificielle, l’ancien étudiant de Gobelins tente d’imaginer le portrait des membres de sa famille qu’il n’a pas connus. À la manière d’un arbre généalogique, il élabore, avec Midjourney, des portraits qu’il « dégrade » ensuite au moyen de procédés photographiques plus anciens, comme des clins d’œil aux inventions technologiques vécues par ses aïeules·eux. Ainsi, du rien laissé par celleux qui disparaissent, il édifie un récit intime imaginaire, comme pour colorer les blancs qui jalonnent son histoire. Un récit aux vertus thérapeutiques qui l’aide à affirmer : « Si un jour, j’ai un enfant, il ne connaîtra pas ce sentiment de manque et d’incomplétude qui a pu me traverser. Je ferai en sorte qu’il sache d’où il vient. »
Lui aussi avide de panser les blessures laissées par l’absence, Simon Lehner emprunte quant à lui à l’univers des jeux vidéo pour définir sa relation à son père. « Je l’ai rencontré pour la première fois en 2005 lorsque j’avais neuf ans, il est reparti quelque temps plus tard », nous confiait-il, il y a près de quatre ans. Alors, à l’aide de mises en scène et de créations 3D, il retombe en enfance et compose un espace intime où souvenirs et espoirs se rencontrent, où la naïveté de la jeunesse colore la désillusion adulte pour répondre à ses frustrations comme à ses questionnements. Un conte numérique se nourrissant de la porosité entre les médiums pour mieux illustrer l’enchevêtrement des émotions au sein d’un drame intime.