Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur les œuvres et les sujets qui les inspirent particulièrement. Aujourd’hui, Ann Massal nous entraîne dans son monde d’images tendres et crues, qui tentent de capturer les nuances complexes qui font notre psychisme et nos tourments.
Si tu ne devais choisir qu’une seule de tes images, laquelle serait-ce ?
Je choisirais celle de la tête de mouton. Je la considère comme un autoportrait. Elle est à la fois très polysémique et symbolique. Je me promenais vers la porte de la Chapelle, à Paris, avec mon père, quand j’ai croisé son regard sur l’étal d’un boucher. Prix affiché : 5 euros. Mon géniteur m’a dit : « Je te l’offre, si tu veux, ce sera ton cadeau d’anniversaire. » J’ai dit oui. J’ai payé et le boucher m’a immédiatement proposé de me faire don d’une langue en plus, avec un sourire carnassier. J’étais ébahie par la scène : cette gentillesse affichée, ce geste « commercial » et toutes ces pensées qui se bousculaient dans ma tête. J’ai refusé poliment son offre puisque – faut-il le préciser – je ne mange pas de viande. J’ai ramené cette tête balafrée chez moi, je l’ai posée sur du marbre, j’ai mis un fond rose pour lui donner bonne mine. Je l’ai fixée longuement et lui ai murmuré : « Je vais t’immortaliser. Ton regard, c’est celui de tout un chacun : le mien, le nôtre, et rien ne saurait jamais justifier la violence. » J’ai pensé à cette phrase de Gustave Flaubert que j’aime tant : « Je suis doué d’une sensibilité absurde, ce qui érafle les autres me déchire. »
La première photographie qui t’a marquée et pourquoi ?
C’est une photographie de Rinko Kawauchi qui s’intitule The Eyes, The Ears et qui avait été utilisée comme poster pour son exposition en 2005 à la Fondation Cartier. Ce n’est bien entendu pas la première photographie qui m’ait marquée mais c’est celle qui a suscité en moi un véritable choc esthétique. J’ai été hypnotisée par la force tout en subtilité de cette photographie : un œil, de profil, une mèche de cheveux flottante à la jonction du cil et un fond bleu, ni plus ni moins. Je me suis dit que j’aurais pu observer des centaines d’yeux comme ceux-là depuis ma naissance et pourtant, je n’avais jamais su les voir de cette façon là. Cela a été une vraie claque. Ce que j’admire tant dans son travail, c’est sa capacité à porter un regard tendre sur le quotidien, à l’éclairer avec une poésie d’une délicatesse incandescente. C’est la pensée de Marc Aurèle : « La douceur est invincible », faite image. Et puis, Rinko Kawauchi m’a ouvert les portes de la photographie japonaise, et ça, ce n’est pas rien non plus !
Un shooting rêvé ?
C’est très difficile de répondre à cette question. Surtout dans le contexte actuel. J’ai toujours pensé que l’image avait vocation à servir un propos. Pendant des années, je voulais être photographe de guerre en pensant que si tout le monde voyait les atrocités en face, celles-ci ne pourraient se perpétrer. Je me rends compte aujourd’hui que cela était extrêmement naïf, et qu’au contraire, on assiste à une « surenchère » de la violence. Plus j’avance et plus je m’interroge avant de produire une image : celle-ci est-elle vraiment nécessaire ? N’a-t-elle pas été produite déjà cent fois ? Alors, si je devais choisir aujourd’hui mon shooting rêvé, cela consisterait à réussir à produire des images non anecdotiques. Comme des petites bouffées d’oxygène dont on pourrait s’inspirer, qu’on pourrait s’échanger et qui feraient qu’on arriverait à respirer un peu mieux, ensemble. Une image, pour moi, c’est toujours une rencontre, et pour que celle-ci advienne, il faut accepter la vulnérabilité, des deux côtés. Je rêverais, à titre d’exemple, de photographier Marina Abramović (performeuse serbe, ndlr), une Once des neiges, Aurélien Barrau (astrophysicien et philosophe français, ndlr), Raoni Metuktire (une des grandes cheffes du peuple Kayapos, qui vit au Brésil, ndlr), Dairakudakan (une compagnie japonaise de danse, ndlr) ou encore les vingt-quatre heures de la vie d’un escargot. Leigh Bowery (artiste performeur, mannequin et styliste, ndlr), aussi, mais il est déjà parti. C’est assez varié, comme vous le voyez. La photographie, comme une ode à la beauté et à la vie.
Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
Un ou une, mais c’est impossible ! D’ailleurs, c’est très fluctuant chez moi. Voici ma liste du jour :
Louise Bourgeois ;
Marina Abramović ;
Oscar Wilde ;
Umberto Eco ;
Rinko Kawauchi.
Une émotion à illustrer ?
Je ne cherche pas vraiment à illustrer des émotions. Plutôt à susciter des sentiments, des questionnements. Je voudrais capter l’indicible.
Un genre photographique, et celui ou celle qui le porte selon toi ?
Je suis contre les genres. Contre tout ce qui enferme le sens, classe, enserre.
Un territoire, imaginaire ou réel à capturer ?
Le pays d’où l’on ne revient jamais.
Une thématique que tu aimes particulièrement aborder et voir aborder ?
Je ne fonctionne pas trop par thématiques, ce n’est pas comme cela que je vois les choses. Je déteste toutes ces cases qui consistent à étiqueter les gens. Par exemple, les cartels dans les expositions de type : « photographe humaniste », « thématique : portrait »… Mais quelle lapalissade ! Ce qui compte pour moi, c’est ce qui me touche. La rencontre avec l’altérité d’une autre personne, ou d’un lieu. Quand l’émoi s’empare de moi, alors je shoote… Ça vaut tous les longs discours, je crois.
Un événement photographique que tu n’oublieras jamais ?
La première fois que je suis allée aux Rencontres d’Arles. Je m’y rends chaque année pour l’ouverture et je crois que rien pour moi ne surpasse le bonheur que je ressens d’y retrouver mes ami·es, d’échanger, de faire de nouvelles découvertes, ou de pouvoir me délecter de rétrospectives comme celle de Masahisa Fukase !
Une œuvre d’art qui t’inspire particulièrement ?
J’aime beaucoup l’œuvre du photographe Jim Goldberg, prise dans sa globalité, et la manière si particulière qu’il a de mêler l’écriture à l’image. Mais j’ai aussi récemment redécouvert le travail de William Klein dont la pluridisciplinarité me fascine. Ou encore celui de Paz Errázuriz et de Dayanita Singh. Je suis généralement inspirée par les artistes qui questionnent le médium photographique, et cherchent à s’affranchir de sa surface et de ses codes.